Abderrazzak Benchaâbane, Sidi Ghrib, Paris, Al Manar, 2022, 112 p.
Voir aussi la présentation orale du livre: https://fr.le360.ma/culture/sidi-ghrib-un-roman-de-abderrazzak-benchaabane-pour-mettre-en-valeur-les-vertus-de-lecologie-272628/
Extrait du commentaire de Jean-François Clément à paraître dans la revue Horizons maghrébins N° 81
Ce texte est sous-titré « roman ». Effectivement, il s’agit d’une fiction écrite en prose et destinée à être lue et non pas à être écoutée, ce qui est la définition ancienne du roman. On pourrait ajouter que le choix de ce terme est valorisant puisqu’il indique qu’on serait devant un texte littéraire rangé dans une catégorie reconnue. […]
Ce texte ne peut donc, en aucun cas, être considéré comme étant un roman au sens habituel de ce terme. S’agirait-il alors d’un texte autofictionnel ? On peut le penser puisque beaucoup d’éléments de la biographie de l’auteur transparaissent dans le récit de vie de son personnage. Celui-ci devient au moins pour quelque temps directeur d’un jardin très connu. Il accède à un poste de professeur de botanique dans une université. Il part visiter la zâwiyya des Heddâwa au pied du jbel ‘Alam et il rencontre à Rabat le plus important chercheur spécialisé dans l’étude des simples du XXe siècle. Il s’agirait alors réellement d’un texte autofictionnel. […]
Le choix de l’autofiction référentielle peut d’ailleurs se comprendre. Le faire a très souvent pour but de gommer des pans entiers d’une histoire personnelle, de masquer ou de censurer des éléments qui pourraient avoir été vécus comme des souffrances. On a également, en optant pour cette forme d’écriture, la liberté d’idéaliser le passé, de ne collectionner que des anecdotes valorisantes, bref de créer sa propre « légende personnelle » (Sidi Ghrib, p. 14) selon un terme qui revient souvent dans le texte.
On n’a donc pas là de roman ni une autobiographie qui peut être comprise comme étant de fait une autofiction usuelle. C’est pourtant bien une autofiction référentielle. Mais s’il ne s’agit pas de roman, à quoi s’applique cette expression ? On a là une rihla, mais une rihla d’une forme nouvelle puisqu’il s’agit d’une rihla autofictionnelle ou exprimant une autofiction référentielle. C’est la raison qui fait qu’on peut parler d’une néo-rihla, de la troisième forme de rihla apparue dans la littérature arabe après la rihla classique et la rihla réactionnelle artificiellement réanimée à la fin du XIXe siècle.
La rihla fut jadis, sous sa forme de rihla factuelle, un récit de voyage composé d’observations géographiques, souvent ethnologiques qui accompagnaient la découverte du monde où s’exprime la recherche d’un savoir mondain formé sur une relative rationalité (al-‘ilm). On n’y recherche pas un savoir mystique. La rihla fait alterner des descriptions utilitaires avant d’introduire des analyses plus subjectives. C’est exactement ce qui caractérise le récit d’Abderrazzak Benchaâbane qui se trouve ainsi très étranger à la forme romanesque. La seconde rihla, celle des périodes de décadence, celle qui caractérise la nahda, ne comprend plus que des voyages vers l’Europe. Il s’agit de voir les avancées techniques des pays occidentaux, éventuellement de les désirer, tout en maintenant ensuite, dans les commentaires, des jugements très conservateurs fondés sur des valeurs religieuses ossifiées.
On peut résumer et dire qu’Abderrazzak Benchaâbane va faire renaître autrement sous une troisième forme ce genre littéraire après ses deux disparitions historiques. Il le fait en créant une néo-rihla fictionnelle sur laquelle il pourra être utile de s’interroger plus avant. En posant tout d’abord cette question de la renaissance de la rihla au début du XXIe siècle alors que sa réapparition au XIXe siècle, après plusieurs siècles de disparition, avait posé de graves questions. Peut-on, dans un désir politique de récupération d’une puissance perdue, c’est-à-dire dans un désir de renaissance, emprunter aux autres leurs techniques ou leurs outils de puissance en considérant que tout cela est sont totalement indépendant de quelconques valeurs ? Le désir cartésien de devenir maître et possesseur du monde peut-il s’accorder avec la soumission (islam) à la volonté d’un Dieu qui ne serait pas remis en cause ?
Il y aurait donc lieu de s’interroger sur la fiction présente dans ce récit. Elle porte d’abord sur le personnage central qui voyage par caravane, ce qui était le moyen exclusif de déplacement dans le genre littéraire des anciennes rihlat et un moyen partiel dans les rihlat qui réapparaissent au XIXe siècle. Dans ces rihlat, du deuxième type, le voyage se faisait tout d’abord en caravane tant qu’on était au Maroc puis en chemin de fer dès qu’on arrivait en Europe. Mais la fiction se trouve ailleurs dans ce texte. On la trouve dans les conceptions du temps ou de l’espace, dans les pensées exposées ou les actes décrits, peut-être même dans l’idée de fiction implicitement employée pour faire advenir ce genre littéraire inédit.
On peut conclure. Si on se place du point de vue de l’histoire de la littérature arabe, il faut donc parler de rihla fictionnelle, de néo-rihla imaginaire ou d’une rihla autofictionnelle de nature référentielle, ce qui complexifie les classements actuels.
Jean-François Clément- Anthropologue, spécialiste de l’histoire du Maroc cultuel des mentalités. A enseigné à l’Université Mohammed V dès 1966. [Ce livre fait partie des ouvrages repérés dans Maghreb infolivres n°2 https://coupdesoleil.net/wp-content/uploads/2023/04/Maghreb-info-livres-Vesrion-finale-17.04.23.pdf en vue du Maghreb des livres de l’automne 2023]