s250309153513«Un si parfait jardin», Sofiane Hadjadj et Michel Denancé, Le Bec en l’air, 2007, Collection «Collatéral».
Alger, théâtre d’ombres, ville hostile
Sofiane Hadjadj (1) est connu en Algérie pour être le fondateur, avec Selma Hellal, de Barzakh, une maison d’édition consacrée à la création littéraire. Pour la presse culturelle algéroise, il est surtout l’éditeur de Rachid Boudjedra, de Chawki Amari ou de Salim Bachi, ce qui, souvent, fait passer au second plan son travail d’écrivain. Son dernier ouvrage est un roman, «Un si parfait jardin», paru en France aux éditions Le Bec en l’air. Ce texte court, illustré d’une vingtaine de clichés de Michel Denancé (2), a été publié dans la collection «Collatéral», qui croise littérature et photographie contemporaines.

Naghem L., un jeune

paysagiste, débarque dans une Alger écrasée par la chaleur et l’ennui, un mois après un tremblement de terre ravageur. Il a pour mission d’évaluer les dégâts occasionnés par le séisme au Jardin d’Essais, une des fiertés paysagères de la capitale algérienne. Dans une ville oppressante et morose, il se retrouve dans la peau d’un enquêteur, après avoir découvert dans ce «si parfait jardin» un vaste trafic organisé par le directeur, Omar Belbachir. Son enquête ne débouche sur rien sinon sur un cul-de-sac, et la fin de l’histoire demeure ouverte. Elle apparaît comme le prétexte d’une promenade vertigineuse dans Alger, croquée en quelques traits tranchants et rapides, comme une ville fuyante et insaisissable : en ce début d’été, même le bleu de sa magnifique baie a quelque chose de suspect et d’ambigu.

Naghem L. est un étranger dans la ville de son enfance. A lui, qui se plaît à croire que Joséphine Baker, en 1936, a séjourné dans son hôtel, l’Alleti, Alger dévoile son nouveau visage, symbolisé par l’omniprésence de la musique de Nancy Ajram, qu’on entend partout, dans les taxis comme sur la terrasse du Novelty. La star libanaise est devenue une des divas du pays après qu’il s’est «mondialisé» et fondu dans la vulgarité de la planète. Elle est, dans «Un si parafait jardin», l’emblème d’un monde léger jusqu’à la superficialité, aux antipodes du monde intérieur de Naghem L., peuplé de fantômes littéraires et de souvenirs vivaces des grands classiques du cinéma. Le jeune paysagiste est un étranger dans sa ville, mais il n’en conçoit pas de l’amertume, ni ne se réfugie dans la nostalgie du passé. Il admet la diffusion du culte de Nancy Ajram avec fatalisme : il sait que le cocon de son univers personnel lui servira de bouclier contre la laideur de cette modernité dérisoire.

Le Jardin d’essais n’est pas, dans le roman, un lieu-prétexte, une scène pour les événements inattendus d’une enquête vaine et improvisée. Il est un personnage à part entière. Mais contrairement à Omar Belbachir ou au chauffeur de taxi «Ayrton Senna», il est abondamment décrit, chiffres et dates à l’appui, et une note chronologique entière lui est consacrée à la fin de l’ouvrage. Il n’est pas pour autant un lieu transparent et intelligible. Il ne se laisse aborder que superficiellement, de l’extérieur, repoussant toute tentative d’incursion dans ses secrets intimes. Les photographies de Miche Denacé nous le révèlent elles aussi sous le jour d’un espace sauvage, touffu, presque improbable. Même les lumières de l’été n’aident pas à percer son mystère, ni le mystère de la ville, forteresse repliée sur elle-même et tournant obstinément le dos à la mer.

L’espace urbain est une donnée constitutive d’«Un si parfait jardin», roman «topographique» par excellence. Son image n’est pas le produit de longues descriptions détaillées. Le narrateur ne s’intéresse à Alger qu’en ce qu’elle est, pour Naghem L., le lieu d’expériences sensorielles, le catalyseur d’une activité mentale, mémorielle, subjective. Il la décrit de façon sommaire, jamais de façon poétique ou nostalgique. Les rues, avenues et places publiques ne sont pas des «lieux», si l’on entend ce terme dans le sens que lui donne la critique littéraire, celui d’espaces immobiles, à l’identité fixe et fortement marquée. Elles ne sont pas chargées d’émotions sinon des réminiscences fugaces d’une enfance lointaine. Elles sont des lieux de passage, arpentées par des passants anonymes, ombres furtives indifférentes à la légende de leur cité et à ses multiples splendeurs.

La ville comme expérience sensorielle
Le résultat est qu’Alger, dans «Un si parfait jardin», n’est pas le reflet d’un préjugé esthétique, d’une idée pré-conçue passéiste : l’auteur, au lieu de s’extasier sur ses éblouissantes lumières – décrites dans leurs moindres changements et nuances -, a préféré montrer sa part obscure. Elle est une sensation et non une émotion. Elle n’a pas d’«âme», ni d’identité. Et c’est tant mieux : le narrateur ne déclame pas à sa gloire les coutumières odes romantiques, truffées de lieux communs conventionnels. Le Novelty, pour lui, n’est qu’un lieu de rendez-vous : l’histoire de ce café, intimement liée à celle de l’intelligentsia algéroise des années 70, est passée sous silence. Quant au vieux bâti colonial, même dans son émouvante décrépitude, il le laisse de marbre. Naghem L. traverse Alger à toute allure, dans une indifférence aérienne aux gens et aux lieux : ce n’est que soudainement, et très éphémèrement, qu’il réalise qu’il est dans la rue de son enfance, la rue Charasse.

La réalité algérienne fait de multiples incursions dans le roman. L’intrigue, centrée sur le trafic qui a pour théâtre le jardin, a été inspirée à l’auteur par une enquête publiée par le quotidien «Le Matin» il y a quelques années et révélant le détournement d’une statue – «de peu de valeur esthétique», affirme le narrateur -, par un ponte du régime. L’on aurait tort, cependant, de voir en «Un si parfait jardin» une allégorie sur l’Algérie, pays aussi obscur et impénétrable que le jardin d’essais dans les clichés de Michel Denancé. Il n’est pas un roman réaliste, et encore moins un roman à thèse. La réalité est un matériau que l’auteur modèle en ne respectant d’autres règles que celle de la vraisemblance littéraire. Elle est dépouillée, soustraite à son statut d’objet fini, intelligible, et transformée en une ressource narrative. Passée par le filtre romanesque, elle se présente sous la forme, non d’instantanés figuratifs, mais d’une succession de tableaux, projections décalées d’une perception du monde hallucinatoire, obsessive ou anxieuse. Elle se déploie comme une pure création de l’esprit. La ville est telle que nous connaissons – la rue la rue Hassiba, la rue Ben M’hidi, la place Audin…. -, mais une fine pellicule la rend glauque et inhospitalière même sous le soleil éclatant.

Cette appréhension de la réalité par l’aiguisement de ses aspects les plus sombres est caractéristique de l’écriture de Sofiane Hadjadj. Elle marquait déjà de son empreinte les nouvelles de «La loi», son premier ouvrage. Dans la dernière nouvelle de ce recueil (3), un narrateur explicite en ces termes la doctrine d’écriture de l’auteur: «Comment dire la mort ? Exactement en renonçant à raconter des intrigues, c’est-à-dire en délestant du superflu, de l’anecdotique ou, plutôt, en éclairant l’anecdotique d’une lumière opaque pour mieux magnifier la part d’ombre.» Pas plus que les textes de «La loi», «Un si parfait jardin» ne comporte de véritable intrigue, et le réel, sous le regard de Naghem L., aveugle au monde «tel qu’il est», s’y réduit à un simple motif littéraire. L’univers de Sofiane Hadjadj se construit ainsi dans la continuité, soutenu par une réflexion renouvelée sur la littérature en tant qu’intelligence du chaos. Il se construit patiemment, l’écriture n’étant autre chose qu’un long «exercice de patience» (4).
Yassin Temlali
Notes
(1) Né à Alger en 1970, Sofiane Hadjadj poursuit des études d’architecture à Paris. A la fin des années 1990, il crée, avec Selma Hellal, les éditions Barzakh. Il a publié un recueil de nouvelles, «La Loi» (Barzakh, 2002) et un récit «Ce n’est pas moi» (Barzakh, 2003). Ses nouvelles sont parues en France dans différents recueils («Les Belles Etrangères», L’Aube, 2003 ; «Des nouvelles d’Algérie», Métailié, 2005).
(2) Architecte à l’origine, devenu photographe spécialisé en architecture, Michel Denancé réalise le plus souvent des reportages sur des bâtiments nouvellement construits. Des architectes prestigieux font appel à lui parmi lesquels Renzo Piano. Parallèlement à la photographie d’architecture, il poursuit un travail personnel qui s’est traduit par la publication du livre «Petites Agonies urbaines» (Le Bec en l’air, 2006) et verra bientôt celle de «Dogons. Doumbo, doumbo» (le Bec en l’air, 2008).
(3) Cette nouvelle s’intitule «Exercice de la patience».
(4) «Exercice de la patience», «La loi» (Barzakh, 2002).