« LA TYRANNIE DU COMMUN. Propos intempestifs sur la société marocaine », de Hassan Wahbi, Casablanca, La Croisée des chemins, coll. Essais sur fond blanc, 2018, 185 pages, 85 MAD / 18 €.
Professeur de littérature francophone, spécialiste de l’œuvre de Abdelkébir Khatibi, Hassan Wahbi est aussi poète. Son dernier ouvrage, publié sous le titre de La Tyrannie du commun, relève de l’essai. Il s’agit d’un ensemble d’articles qui abordent la notion de « commun » au sens de ce qui fait communauté (« comme un »), mais aussi de ce qui est ordinaire et banal. Si la complexité de la question n’échappe à personne, chez Wahbi, c’est cette polarisation du commun en tyrannie qui constitue le fil rouge de l’ouvrage. L’auteur propose en effet une réflexion sur ce qui dysfonctionne dans sa société. Le raisonnement soutenu par une culture clairement universelle et une éthique humaniste s’énonce sur un ton polémique assumé. La démarche se veut, en effet, « confrontation entre l’expérience inachevée (du sujet) et la puissance affirmée (la tyrannie du commun) » (p. 14-15).
L’ouvrage se présente comme un recueil de textes aux thèmes divers, bien que certains entretiennent des résonances évidentes les uns avec les autres. Le premier porte sur la question de l’identité marocaine (ou « marocanité ») et semble présider à tous les articles suivants. Cet ancrage ontologique n’en est pas vraiment un puisque le titre « Comment peut-on être marocain ? » n’est qu’un détournement oblique de la question qui clôt la XXXe « lettre persane » de Montesquieu. Wahbi propose de repenser ce qui fait le socle impensé de l’identité « marocaine » en se référant également au collectif coordonné par Abdesselem Cheddadi sous le même titre . Ce commun qui devrait constituer le socle de la marocanité est alors analysé à travers les valeurs de la tradition, ou plutôt « Tradition », lorsqu’elle est sacralisée et qu’elle implique le culte, qu’elle devient négation de toute subjectivité. Or, nous rappelle l’auteur, la subjectivité est précisément ce qui « permet d’octroyer un rôle au sujet qui déjoue les apparences, évite les idées reçues, s’implique dans une expérience spécifique du monde » (p. 14).
La religion en tant que ciment communautaire est interrogée non seulement en tant qu’ensemble de valeurs censées être partagées, mais en particulier, en tant qu’ensemble d’injonctions qui pèsent sur les individus. Une analyse fine d’une insulte qui revient souvent dans les propos au Maroc et qui associe religion et nationalité, devient comme le montre Wahbi un indice révélateur d’une conflictualité refoulée qui s’épanche à travers la performativité de l’injure.
L’analyse de faits de société parcourus englobe les lieux de savoir (bibliothèques, universités) et les postures (complaisance, superficialité, bavardage, imposture, absence d’écoute, absence de créativité). L’état des lieux pointe tout particulièrement un anti-intellectualisme galopant, et de solides recherches sont invisibilisées au moment où des imposteurs sont hissés au sommet et célébrés.
Le propos est acerbe, soutenu par des anecdotes et des observations cliniques. C’est un procès sans complaisance d’une société « malade d’elle-même », qui peine à accoucher de sa modernité et préfère se réfugier dans le simulacre d’une patrimonialisation frénétique et d’une accumulation de références hétéroclites, ce que l’auteur surnomme le « kitsh marocain ». Ce sont ces « sincérités successives », écrit l’auteur non sans humour, en référence à Jacques Ellul, qui expliquent par exemple l’association d’un jean hyper-moulant et d’un foulard islamiquement correct chez une même personne.
Propos intempestifs (à contretemps et à contrecourant) puisqu’en digne héritier de Abdelkébir Khatibi, pour Hassan Wahbi, il s’agit de « se mettre dans une infidélité stratégique » et de s’inscrire dans les « marges en éveil » (Khatibi). C’est une manière d’exprimer son inquiétude face à « l’asservissement banalisé, silencieux » (p. 15) non pas à ce qui relie (du latin religare), mais à ce qui enchaîne. En articulant le savoir universitaire et l’expérience vécue, cette réflexion permet de reconnaitre des traits de nombreuses sociétés en transition et par ricochet des sociétés postmodernes. Car ce caractère homogénéisateur, cette répétition infinie du même ne la trouve-t-on pas aussi, d’une toute autre manière, dans certains visages du capitalisme et de l’industrie ?
Écrit en français, cet essai pose néanmoins la question du public visé et de l’horizon consensuel recherché. Il mériterait d’être traduit non seulement dans les langues marocaines (arabes fusha et darija, berbère·s), mais aussi en actes médiatiques et en politiques culturelles.
Touriya Fili-Tullon
L’auteur : Hassan Wahbi est professeur de littérature à l’Université Ibn-Zohr, à Agadir.
(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 32, avril 2019, Coup de Soleil Lyon)