« BOULEVARD DE L’ABÎME » de Nourredine Saadi  (Barzakh 2017)

La Lettre de Coup de soleil rend hommage aux écrivains et artistes qui disparaissent en s’attachant à comprendre et s’il se peut à faire aimer l’une de leurs œuvres, de préférence la dernière, comme c’est le cas ici. En effet ce roman, Boulevard de l’abîme paru en 2017 précède de très peu la mort de l’écrivain, le jeudi 14 décembre 2017.
Cette imminence de la mort a certainement poussé Nourredine Saadi à exprimer son obsession la plus profonde et inaltérable en dépit des années. Il s’agit d’un souvenir et de faits liés à la guerre d’Algérie, à laquelle il n’a pu participer directement lui-même étant né en 1944 mais qui pourtant a occupé une place éminente dans toute son adolescence et qui est restée présente en lui jusqu’à la fin de sa vie, comme cet ultime roman vient justement le prouver.
Nourredine Saadi étant né à Constantine est particulièrement attaché à cette ville, à laquelle fait allusion le titre du livre Boulevard de l’abîme. Constantine est présente dans le roman à la fois comme lieu réel pendant la période de la guerre et comme lieu mythique dont l’origine se trouve dans le célèbre roman Nedjma de Kateb Yacine. Elle est surtout présente pour une troisième raison qui est historique et que Nourredine Saadi se fait un devoir de rappeler car nul ne devrait jamais l’oublier : il y avait près de la ville une ferme que l’armée française a transformée en centre de torture et que pour cette raison le romancier désigne comme La ferme des supplices. Elle est connue des historiens et d’un nombre non négligeable de personnes informées sous le nom de « ferme Améziane » ; Jean-Luc Einaudi, entre autres, en a parlé dans son livre intitulé La ferme Améziane – Enquête sur un centre de torture pendant la guerre d’Algérie.
Cependant et même si l’on peut penser que ces faits atroces sont le véritable cœur du livre, Nourredine Saadi s’est attaché à construire une fiction romanesque complexe et à plusieurs voix, autour d’un personnage féminin fascinant, dont le comportement énigmatique est le fil conducteur du livre. Pourquoi cette jeune femme, comblée par la vie de tous les biens, richesse et beauté, s’est-elle suicidée, après avoir tenté en vain le recours à une psychanalyse qu’elle évoque dans un certain « carnet noir » dont le roman cite de nombreux extraits ?
Il y a une explication à ce suicide, et le romancier la révèle finalement mais il nous faut laisser les lecteurs en faire la découverte, non sans qu’on la pressente assez vite à travers la polyphonie du roman. Elle est évidemment liée au contexte historique mais on voit à quel point se justifie l’expression de « trauma colonial » employé par la psychanalyste Karima Lazali, car pour ce qui est de la jeune femme future suicidée, il est clair qu’elle ne s’est jamais remise, même après plusieurs décennies, de ce qui lui est arrivé en 1958, alors qu’elle avait dix-sept ans et qu’elle était incapable d’échapper aux manipulations familiales. Le fait d’être fille d’un grand Bachaga comme il y en a eu quelques-uns à l’époque coloniale, loin de l’en avoir préservée, est à l’origine de cette catastrophe irréversible.
Les prévenances d’un riche mari et la passion partagée avec un remarquable amant ne lui ont pas permis davantage d’échapper aux conséquences de son « trauma », terme qu’on peut s’autoriser puisque la psychanalyse est très présente dans le roman. L’histoire d’amour est évoquée de façon convaincante et belle par le romancier, mais on peut conclure de ce qu’il nous raconte à cet égard que selon une formule connue, l’amour ne suffit pas. Et ce constat sous-jacent fait partie de la mélancolie qui se dégage du livre, fondée sur le sentiment qu’ on ne se débarrasse pas d’un certain passé, quoi qu’il en soit de la vie vécue au présent— et pas même si elle l’est avec un bonheur apparent.
Cette cruelle vérité ne vaut pas que pour l’héroïne du livre et son destin tragique. Noureddine Saadi a équilibré son roman en y donnant une place non moins grande à un autre personnage qui fait partie des voix constituant son tissu polyphonique. Il s’agit d’un Français poursuivi par son passé qui ressurgit à l’improviste. Pendant la guerre d’Algérie et en particulier pendant cette terrible année 1958 qui a fracassé la vie de l’héroïne, il était soldat dans l’armée française (du nombre de ceux qu’on nommait les « appelés » ) et très révulsé par certaines scènes auxquelles il lui était donné d’assister—alors même qu’on voulait faire de lui un soldat d’élite particulièrement doué pour la répression. Il n’a pu ignorer à l’époque ce qui se passait à la ferme Améziane, mais il est évident que plusieurs décennies après ces pénibles événements, rien ne le préparait à les voir resurgir comme ils vont le faire cependant. Dans l’intervalle il est devenu inspecteur de police en France et le hasard fait que c’est lui qui se trouve chargé de l’enquête et du rapport sur le suicide de la belle Algérienne dont le geste lui paraît énigmatique. Quelques circonstances vont l’amener à l’identifier à la jeune fille de dix-sept ans qui s’est trouvée mêlée aux événements de Constantine en 1958 ; et c’est ainsi qu’ il se trouve rattrapé par un passé dont le retour ne peut manquer de le perturber gravement.
Le portrait de ce jeune Français, entraîné malgré lui dans les horreurs de la Guerre d’Algérie et obligé d’y participer alors qu’elle le révolte, donne au roman de Noureddine Saadi une dimension humaine au sens humaniste du mot. Rien de moins manichéen que cette vision d’une situation historique, la guerre, qui incite trop souvent à partager le monde en deux camps ennemis, ici ce serait les Algériens et les Français. Dans Boulevard de l’abîme, il y a certes une dénonciation qui est vive et violente, mais elle porte sur des faits, certainement pas sur un peuple ni une nation, encore moins une culture. Des valeurs universelles ne cessent de vouloir affleurer et d’ailleurs elles y parviennent souvent ; cependant elles ne peuvent empêcher que l’Histoire (comme ensemble d’événements) ne comporte des relents barbares, qu’on voudrait croire inhumains. Ils semblent sortis des profondeurs méphitiques de l’abîme, évoqué dès le titre du roman.
Denise Brahimi

(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 32, avril 2019, Coup de Soleil Lyon)