« Mohamed Boudia, œuvres. Ecrits politiques, théâtre, poésie et nouvelles, (1962-1973) »
(éditions Premiers matins de novembre, 2017)

Les éditions Premiers matins de novembre sont très discrètes, elles ne donnent pas d’indications sur le lieu où elles sont installées ni sur leur ligne éditoriale, c’est-à-dire sur leurs autres éventuelles publications. Pratique révolutionnaire, habitude de la clandestinité, admirable modestie ? Au-delà de quatre courtes préfaces portant le nom de leurs auteurs, on ne sait pas non plus qui a écrit le texte appelé « Une introduction », une bonne soixantaine de pages qui représentent un travail essentiel pour aborder les œuvres de  Boudia, articles, nouvelles, poèmes et théâtre. Introduction d’autant plus utile et nécessaire qu’elle donne beaucoup d’indications sur la vie de Boudia et sur les différentes étapes historiques entre lesquelles elle se répartit, ce qui est largement aussi intéressant sinon plus que les œuvres qui sont données à lire dans la suite. Le personnage est à la fois passionnant et mal connu, on le sait évidemment lié à l’histoire du FLN avant, pendant et après la guerre d’Algérie, puis à l’histoire du terrorisme pro-palestinien qui est à l’origine de sa mort le 26 juin 1973, alors qu’il avait 41 ans, dans le cadre des représailles exercées par le Mossad après l’attentat de Septembre noir aux Jeux olympiques de Munich (septembre 1972). En Algérie on sait aussi qu’il est très lié à l’histoire du théâtre algérien sitôt après l’indépendance, dans l’esprit de ce qu’on pourrait appeler les années Ben Bella, jusqu’au coup d’état de Boumédiène le 19 juin 1965. Du parcours de Mohamed Boudia, on peut donc dire qu’il est aussi bref que diversement rempli, sans aucun doute marqué par sa forte personnalité mais aussi typique de certains hommes de son origine et de sa génération. Dans la mesure où on avait jusque ici très peu d’informations écrites sur lui, le travail fait par les éditions Premiers matins de novembre est tout à fait précieux. D’autant que, les années passant, les compagnons de route de Boudia seront de moins en moins nombreux. Il fait partie de ces gens qui ne font plus partie de l’actualité mais pas encore de l’Histoire. Le livre dont nous parlons se présente comme un appel à le faire entrer dans la deuxième catégorie.
En suivant l’ordre du livre, on peut déjà tirer des informations intéressantes des quatre préfaces sur lesquelles il s’ouvre, qui sont le témoignage vivant de proches et amis. Les pages les plus précieuses sont dues à Nils Andersson, qui fut l’éditeur des deux pièces de théâtre de Boudia reproduites dans le livre, Naissances et L’olivier. L’éditeur et l’auteur se rencontrent à Lausanne où le premier est installé et dont il sera d’ailleurs expulsé plus tard pour avoir publié nombre d’écrits anticolonialistes, dans la lignée de Jérôme Lindon, Jean-Jacques Pauvert et François Maspero. Quant à la préface de Djilali Bencheikh, écrivain aujourd’hui connu mais qui n’a alors qu’une vingtaine d’années, elle évoque des souvenirs qui se placent à Alger dans les années 1964-1965 et font un portrait très vivant de Mohamed Boudia, excellemment présenté avec sa « carrure de Lino Ventura et belle gueule à la Marlon Brando ». On y apprend aussi que Boudia (né en 1932) a passé son enfance dans la Haute Casbah, qu’il est gros mangeur et bon vivant alors même que son activisme de militant l’amène chaque jour à frôler la mort ans des actions aussi spectaculaires que dangereuses. Etonnant personnage, assurément.
Sur cette enfance à la Casbah l’Introduction nous en dit plus, et c’est en cela que Mohammed Boudia est sans doute assez typique de ce que furent nombre d’autres militants du FLN, d’origine très populaire, nullement intellectuels mais formés « sur le tas » grâce à une remarquable intelligence stimulée par le désir de mieux servir la Révolution. Reprenons pour être plus concret quelques lignes de cette présentation de la Casbah dans laquelle Boudia a grandi, avant et après la deuxième guerre mondiale, dans un milieu où sévissent la misère sociale et la violence : « Il y goûtera très jeune, comme cireur ou vendeur de journaux, puis comme apprenti chez un tailleur juif, à la réalité de ‘l’économie de la misère’ (expression de Pierre Bourdieu), véritable violence systémique du colonialisme ayant déraciné des millions d’Algériens et d’Algériennes». L’auteur de ces lignes convoque à l’appui les témoignages littéraires de Mourad Bourboune (lui aussi militant et homme de théâtre, préposé à la culture sous la présidence de Ben Bella) et du poète Jean Sénac lui aussi mort comme Boudia pendant l’été 1973, décidemment très mauvaise année pour les idéaux révolutionnaires). De plus il fait référence à un roman de Serge Michel dont on peut lire la biographie écrite par sa fille Marie-Joëlle Rupp sous le titre Un Libertaire dans la décolonisation, et qui peut lui aussi aider à comprendre dans quel creuset, ô combien explosif, s’est formé Mohamed Boudia. Mais c’est évidemment de lui-même et de sa nouvelle intitulée Les Oracles qu’on tire les meilleurs renseignements.
Pour tout ce qui concerne l’importance du théâtre dans la vie de Mohamed Boudia, la meilleure source se trouve dans le recueil de ses articles (1962-1973), très utilement regroupés par les éditeurs de Premiers matins de Novembre. Sa conception de la culture qui ne peut être que populaire et sans cesse orientée vers un horizon révolutionnaire suggère au moins deux remarques, pleines d’admiration et d’étonnement. D’une part, du fait que la plupart des articles cités renvoient aux années Ben Bella, on est frappé par l’importance prise à cette époque par les débats sur la culture en général et le théâtre en particulier. Non seulement ces questions ne sont jamais pensées comme marginales, mais elles sont traitées avec le même sérieux et la même urgence que tout ce qui relève du domaine proprement politique.

D’autre part, lorsqu’on lit les deux pièces citées, Naissances et L’Olivier (publiées par Nils Andersson en 1962), on les trouve très éloignées de ce que pourrait être un théâtre de propagande, à la manière maoïste par exemple : pas la moindre trace de schématisme ou de prêchi-prêcha ; rien de commun entre le théâtre de Boudia et la « révolution culturelle » au sens du Président Mao.
Denise Brahimi

(article repris du N° 25 (octobre 2018) de la lettre mensuelle de la section Auvergne- Rhône- Alpes de Coup de Soleil)