Pierre Vermeren, Histoire de l’Algérie contemporaine, de la Régence d’Alger au Hirak (XIXe- XXIe siècles), Nouveau Monde, 2022, 397 p.

Autant l’Algérie coloniale, puis la guerre d’indépendance, ont fait l’objet de livres très nombreux, autant les soixante dernières années de ce pays nouveau manquent de synthèses historiques. En cherchant sur google, un grand colloque (sans doute enregistré, mais où le trouver ?) en juin 2022 à la Sorbonne (Algérie 1962-2022, trajectoire d’une nation et d’une société) https://iismm.hypotheses.org/66496, une vidéo de Malika Rahal de 40 minutes en 2017, éditée par le Centre d’histoire sociale du monde contemporain, Algérie 1965- 71 https://histoire-sociale.cnrs.fr/histoire-algerie-1965-1968-1971/. Si bien que le livre de Pierre Vermeren, qui insère toute la période indépendante dans un ensemble de plus de trois siècles, a peu d’équivalent.

Pierre Vermeren, en 2002, avait publié un livre essentiel sur la formation des élites au Maroc et en Tunisie. http://alger-mexico-tunis.fr/?p=981  Après beaucoup d’autres essais historique, il nous donne maintenant une histoire de l’Algérie de la Régence d’Alger (16e-18esiècle) au Hirak (21esiècle). Le temps long permet de comprendre comment s’est formée une nation aux racines plus problématiques que celles de la plupart des pays de l’aire Maghreb – Machrek.

Revenons à ce problème de la formation (et de la destruction…) des élites. Vermeren nous explique la fragilité des cadres politiques de cette Algérie, où la fiction de l’appartenance à la France « de Dunkerque à Tamanrasset » a laissé des traces beaucoup plus nombreuses que dans les pays où des légitimités politiques « traditionnelles » ont pu servir de racines aux modernismes.

Certes l’Algérie a forgé ses élites grâce à des systèmes éducatifs, qui plus qu’ailleurs étaient calqués sur ceux de la France. Elle les a forgées aussi plus précocement et plus continûment qu’ailleurs dans l’institution militaire. C’est l’armée d’Afrique qui de 1834 à 1934, troupes « indigènes » et encadrement français, a « pacifié » l’Algérie, mais aussi la Tunisie et le Maroc, sans oublier le Vietnam. Cette armée a fait connaître la France à des vagues d’hommes jeunes d’Algérie : guerre de Crimée, guerre de 1870, première et seconde guerres mondiales. Ils ont connu sa langue parlée et écrite, même en un bricolage improvisé, comme ses mœurs et ses institutions.

Ce sont des sous-officiers formés dans l’armée d’Afrique (et fort peu d’officiers) qui ont composé bien des cadres de l’Organisation Spéciale du parti nationaliste de Messali Hadj, d’où est né le Front de Libération Nationale. C’est « à la française » qu’a été formée l’Armée de libération nationale des frontières et en particulier son service de renseignement, c’est-à-dire l’armature de l’État algérien « profond », des années 1950 jusqu’à maintenant.

Vermeren bâtit son histoire d’Algérie solidement, avec des bilans clairs sur la démographie, les économies et les sociétés, tout en racontant avec verve des personnages essentiels. De Gaulle, Bouteflika, Boumediene. Ce dernier s’est formé dans la religion musulmane avant d’être militaire et il prend comme nom de guerre, Houari et Boumediene, deux saints personnages de l’islam de l’est algérien. C’est en fait lui qui a imposé les choix politiques essentiels, de 1960 à sa mort en 1978

Les relations contemporaines de l’Algérie avec ses deux « meilleurs ennemis » sont aussi décodées sans fausse  pudeur : Il s’agit du Maroc et de la France. La place très particulière de l’émigration pour la société algérienne est décrite en détail.

Le bilan n’est pas pessimiste, s’il est inquiets : reconstituer des élites, inventer des activités économiques pour un après hydrocarbures inéluctable afin que les forces de démocratie puissent dépasser les capacités de contestations inébranlables de cette société qui n’a guère connu de vie paisible. La mise en scène par grandes périodes est convaincante : le triomphe de la société coloniale va de 1830 à 1954, mais la naissance de l’Algérie indépendante va de 1918 à la mort de Boumediene, en 1978. Puis vient « la crise de l’Etat- Nation ».

Comme pour d’autres publications sur l’Algérie, l’éditeur (et sans doute l’auteur) a tenu à sortir ce livre pour le soixantenaire de la fin de l’Algérie française. La relecture de l’ouvrage en a souffert : quelques coquilles de chiffres, de phrases incomplètes, ou d’inversions de sens. Mais souvent le style fait lire cette histoire comme un roman où l’humour ne manque pas. Deux cartes sont tirées de l’Atlas historique de l’Algériepubliée un trimestre plus tôt par le même éditeur, Nouveau Monde. Voir l’Atlas: https://coupdesoleil.net/wp-admin/post.php?post=239852&action=edit

C’est le moment de se souvenir de l’Histoire de l’Algérie coloniale, livre qui avait été accueilli au Maghreb des livres de 2013 https://coupdesoleil.net/evenements/histoire-de-lalgerie-de-la-periode-coloniale-1830-1962-2013-barzakh-et-la-decouverte/ En le regardant à nouveau, presque dix ans après, il apparait plus que jamais comme une encyclopédie indispensable, avec ses 105 articles coordonnés par de nombreux renvois. On peut aussi constater que ce livre avait donné peu de place à certains thèmes (éducation, armées). Sur les 83 auteurs, 33 étaient des femmes, 33 avaient des « patronymes maghrébins, 10 exerçaient leur métier d’historiens en Algérie: qu’en serait-il pour un lire composé en 2022?  Parmi les auteurs (outre les quatre coordinateurs) certains jouaient un rôle particulier: Gilbert Grandguillaume , Gilbert Meynier pour la postface pionnière. Malika Rahal  était encore peu connue, alors qu’elle est maintenant sur le devant de la scène. https://coupdesoleil.net/wp-admin/post.php?post=239040&action=edit Inversement deux historiens importants n’avaient pas participé à cette encyclopédie: Guy Pervillié et… Pierre Vermeren.

(Claude Bataillon)