La revue Esprit a réuni deux dossiers dans son double numéro de Juillet/ Aout 2016 : Trop de touristes ? et Parole aux migrants et aux réfugiés.

Oui, on se déplace de plus en plus dans notre planète, du monstre marin de croisière au radeau pneumatique et du jet gros porteur à la piste clandestine sur une frontière de montagne. D’un côté un tourisme qui ne cesse de se développer, désertant les plages de Tunisie ou de Turquie pour se concentrer dans des endroits réputés sans danger : malgré tout de plus en plus les grandes villes, même si par hasard cette banlieue de Paris qu’est Versailles vaut mieux que Nice et sa « prom’ ». De l’autre un grand jeu stratégique met en route des indésirables eux aussi de plus en plus nombreux. Annuellement, les touristes se comptent en milliards et partent au plus quelques semaines. Tandis que migrants et réfugiés se comptent « seulement » en millions et pour eux le retour est un mirage. Les articles nous parlent de dépaysement (celui du tourisme est voulu et soigneusement contrôlé, celui du migrant/ réfugié est en grande part subi), de frontières (le touriste est presque choqué qu’on lui demande encore un passeport et parfois même un visa obtenu en remplissant les cases sur son clavier d’ordinateur, alors que le migrant ne sait jamais si mieux vaut avoir perdu ses papiers, en avoir des faux ou en avoir des vrais). De langues dont le touriste cultivé apprend des rudiments dans des lieux exotiques, alors que le migrant doit en urgence apprendre celle du pays d’accueil.

Esprit, Juin 2016, dossier « Moyen-Orient », Europe : nos destins liés

Ce dossier casse utilement une série d’évidences que nous autres « occidentaux » appliquons au Moyen Orient. D’abord, quelle est la liste des pays concernés ? Chacun, depuis le XIXe siècle, les énumère à sa façon : pays de civilisation arabe (mais on y inclut les minorités kurdes, la Turquie, L’Iran, l’Afghanistan) ; pays musulmans (mais l’islam, largement dominant, est coupé entre sunnites et chiites et laisse encore place à de fortes minorités juives ou chrétiennes). De plus on inclut souvent dans le même concept le nord de l’Afrique, même si son histoire comporte un autre rapport à l’Empire ottoman comme à la colonisation européenne.

Ce Moyen Orient (mais plus largement une grande part de l’Afrique, de l’Asie ex-soviétique, des populations non chinoises de Chine) repose sur des sociétés « fragmentaires » ou « tribales », où des « unités d’importance comparable coexistent, rivalisent et se neutralisent » : c’est à ces tribus que les familles font allégeance. Des individus qui fassent allégeance à une nation : ceci reste l’exception. La Syrie ou l’Iraq du parti Baas ont connu des modernisations, mais sans développement d’un sentiment national au sein de communautés qui sont restées juxtaposées. La violence de ces sociétés était généralement contenue par le cloisonnement et la segmentation. De nos jours cette violence limitée est devenue effrénée parce que les médiations des coutumes, de la proximité ou des puissances extérieures ont perdu toute légitimité. Les Etats « puissants », ceux de la région moyen-orientale (Etats du Golfe, Iran, Turquie), ou d’autres plus lointains (Russie, Europe, Etats-Unis) attisent cette violence locale.

Si bien que ce Moyen Orient est parcouru par des conflits dont la profondeur dépasse l’analyse interne des sociétés comme celle du jeu international : en Occident, depuis le milieu du XVIIe siècle (Traités de Westphalie), on ne comprend plus ce que sont des guerres de religion. Comment concevoir qu’en Iraq, entre 2003 et 2016, 2000 attentas- suicides se sont produits ? « L’ensauvagement du politique et du religieux [… doit] entrer dans nos catégories de pensée ».

Les « printemps arabes » de 2011 ont été menés par des jeunes de classe moyenne urbaines, issus de la modernisation menée en général de façon laïque par les différents Etats dans les années 1970- 90. La contestation n’a débouché sur une amorce de démocratie que là où des institutions établissaient un minimum d’état de droit, la Tunisie étant l’optimum, mais le Maroc, l’Algérie ou l’Egypte ayant quelques fondements pour cela. Mais croire que rien ne reste ailleurs de ces mouvements sociaux de 2011 serait faux. Cette année là en Syrie ont eu lieu les premières élections locales (avant les « maires » avaient toujours été nommés d’en haut). Ce pays, qui connaît comme le Liban une diaspora mondiale depuis le début du Xxe siècle, hérite de 2011, tant dans l’émigration ancienne que dans l’émigration massive de réfugiés récents et que dans le pays lui-même, de 2500 organisations citoyennes, amorce d’une « société civile » qui n’existait pas avant 2011. De même, c’est depuis cette date qu’est né un journalisme indépendant, certes en bonne partie en émigration et sur internet.

Ainsi, de l’occident, il est difficile de comprendre comment émergent dans ce large Moyen Orient des sociétés civiles où des règles démocratiques sont possibles au sein de sociétés « tribales » où des « guerres de religions » génèrent des décompositions violentes avec des migrations dont il est insensé de vouloir déterminer, comme le prétendent les Etats occidentaux, Union européenne en tête, s’il s’agit de « vrais réfugiés politiques ».