Nanna Camille est partie en ce mois de yennayer 2966 qui correspond à janvier 2016

unknown [Ce texte a été rédigé quelques jours après la disparition de Nanna Camille. Mehenna Mahfoufi, docteur ès lettres et sciences humaines diplômé en ethnomusicologie de l’Université Paris X-Nanterre/Laboratoire d’ethnomusicologie du CNRS-Musée de l’Homme-Paris, est l’auteur de plusieurs livres sur les musiques traditionnelles de la Kabylie.]

Voilà une bien triste nouvelle que d’apprendre le décès de Madame Camille Lacoste-Dujardin. Elle faisait partie de ces êtres que l’on souhaiterait voir vivre éternellement. Par ses travaux, qui jettent la lumière sur notre culture dans nos cœurs et dans celui des générations successives qui suivront, elle restera immortelle.

Spécialiste de la culture de la Kabylie, de nombreux ouvrages et articles témoignent de la maîtrise qu’elle avait à la fois de la culture ancestrale, dont elle a su déceler le fonctionnement à travers le conte, et de la culture contemporaine, dont les multiples observations lui ont permis de décrypter le moindre soubresaut qui a secoué la société kabyle durant ces soixante dernières années.

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Madame Camille Lacoste-Dujardin, je l’appelais affectueusement et respectueusement, avec son autorisation, Nanna Camille (« Grande sœur Camille »). Lorsque je lui avais demandé de m’autoriser à l’appeler fièrement Nanna, il y a de cela une bonne dizaine d’années maintenant, j’avais senti chez elle une résonnance particulière. L’appeler ainsi était pour moi une sorte de reconnaissance et de louange que je tenais à lui témoigner. Je considérai qu’elle était une véritable « Grande sœur », une Nanna, à l’instar de Dda Mouloud Mammeri, tant elle me semblait parvenue au rang de ceux que la société kabyle et sa culture intéressaient au plus haut point. Elle était dans la droite ligne de la voie ouverte et empruntée par Boulifa, les Amrouche, Ouary, Feraoun, Mammeri et Bessaoud Mohand-Arab, suivis, après elle par Djaout, Mohia, Bouguermouh, Matoub, Idir, Ferhat du Groupe Imazigen Imoula, et Aït-Menguellet. La nommer par déférence du terme d’adresse Nanna, tiré de la langue usuelle kabyle, était pour moi une façon de reconnaître en elle une véritable Grande sœur pour qui l’Afrique du Nord en général et la Kabylie en particulier doivent tant. D’ailleurs elle avait bien intégré ce terme d’adresse puisqu’elle m’avait dédicacé son livre La vaillance des femmes en signant Nanna Camille.

C’est que Madame Lacoste-Dujardin représentait beaucoup pour moi. Cela, dans mon parcours de citoyen de la Kabylie, d’abord, et dans mon cheminement de chercheur intéressé par ma culture d’origine, ensuite. Si je suis venu à l’étude des musiques traditionnelles de la Kabylie c’est en grande partie grâce à elle. En effet, j’avais lu en 1971, dans son livre Le conte kabyle publié en 1970, le passage où il était question de l’ « intérêt qu’il y a à étudier les questions de rythme, d’accent et de sonorités dans le conte kabyle ». Dans le même ouvrage, elle ajoutait : « Il y aurait bien des recherches à entreprendre dans ce domaine ; peut-être un musicologue qualifié s’y intéressera-t-il ». Depuis la lecture de ce livre, dans lequel je me retrouvais pleinement, l’idée d’entreprendre des études kabyles de musicologie ne m’avait plus quitté.

Près d’une quinzaine d’années s’était écoulée avant de rencontrer cette chercheure qui avait la Kabylie et sa culture chevillées au corps. Elle avait commencé à faire du terrain en Kabylie en ces années 1950 alors que les chemins des villages étaient encore boueux et que la psychologie du peuple auquel elle s’intéressait était des plus fermées à l’étranger, fusse-t-elle une femme savante comme elle.

Vers le milieu des années 1980, à l’instigation de M. Gilbert Rouget, qui était alors mon directeur de thèse, je devais trouver quelqu’un qui soit capable d’évaluer la validité de mon travail sur le plan anthropologique. Je choisis tout naturellement Nanna Camille qui accepta avec joie d’être ma tutrice.

Bien que directrice de recherches au CNRS, elle n’hésitait jamais à donner la parole à de jeunes chercheurs du domaine kabyle. C’est ainsi, entre autres, qu’elle cosignera en 1981 un article sur le chant de mariage avec le jeune étudiant Mohand Aït-Ahmed qui collabora à la traduction des textes publiés dans « Les femmes chantent les hommes et le mariage. Louanges lors d’un mariage » (revue LOAB). Elle préfacera d’ailleurs en 2013 le livre que Mohand Aït-Ahmed consacra aux « Masques berbères et théâtre maghrébin ». En 1988 elle m’avait proposé de publier dans la revue LOAB un article sur « Le chant d’évocation amoureuse de type ahiha des femmes d’Aït-Issâad (Kabylie) ». C’est encore Nanna Camille, arguments à l’appui, qui, en mars 1992, convaincra le jury de ma soutenance, composé de MM. G. Rouget, B. Lortat-Jacob et S. Chaker, de la consistance de mon étude faite sur le répertoire musical villageois de Kabylie composé essentiellement de chants de femmes. Lorsque mon livre tiré de cette thèse, publié en 2005, avait été présenté au public au Centre culturel algérien (Paris), elle avait accepté, à ma demande, de venir en parler aux côtés de G. Rouget et de B. Lortat-Jacob. C’est dire combien la production culturelle féminine kabyle l’intéressait. Elle ne ménageait aucun effort pour être présente chaque fois que l’on avait besoin de ses compétences. Elle les dispensait toujours avec générosité et conviction. En 2007 j’avais déposé un dossier au Centre national du livre pour une aide à l’écriture pour mon ouvrage consacré à Cheikh El-Hasnaoui, chanteur algérien moraliste et libertaire. J’eus la chance que ma demande fut examinée par Nanna Camille en tant qu’experte du livre scientifique du domaine nord-africain. En effet, elle avait donné un avis favorable pour l’attribution de l’aide demandée.

Comme le reste de la culture, la musique kabyle, la chanson comprise, l’interpelait toujours. Lors de l’arrivée sur le marché de la chanson dite de revendication identitaire dont Vava Inouva, adaptation moderne d’un conte traditionnel, était le fleuron en ce milieu des années 1970, Nanna Camille sera l’un des rares chercheurs spécialistes de la Kabylie à écrire un article pour saluer en 1978, de façon élogieuse et objective, l’apport des jeunes chanteurs kabyles au combat culturel et identitaire berbère (« Chansons berbères, chansons pour vivre », Magazine de l’histoire, n° 5 (oct. 1978) : 32-33.

Ce sont ces jeunes chanteurs kabyles que Kateb Yacine appelait déjà « Maquisards de la chanson » en 1975 lors de la réédition du disque « Tachemlithe » sortie en 1974 à Alger. C’est encore Nanna Camille qui va décrypter minutieusement et avec une démonstration brillante les raisons qui avaient poussé la jeunesse de Kabylie à s’élever en 2001 contre le pouvoir central. Elle le fera en rappelant les structures de la société traditionnelle séculaire de la Kabylie montagnarde (« laârach ») qui fondent la lutte de cette jeunesse « laissée pour compte » par le pouvoir politique autoritaire. Lire à ce sujet son article intitulé : « Grande Kabylie : du danger des traditions montagnardes », Hérodote 2002/4, n° 107 : 119-146.

Bien entendu, personnellement, je voyais en Nanna Camille une véritable experte de la culture kabyle. C’est à ce titre que j’essayais de me rapprocher d’elle. J’avais toujours plaisir à lui faire part des nouvelles connaissances que je ramenais du terrain. Chaque fois, elle m’écoutait d’une oreille attentive et bienveillante. Elle témoignait avec humilité un vif intérêt pour tout ce qu’elle ne savait pas de la culture kabyle.

Hélas, la politique culturelle et scientifique algérienne avait mis à l’index l’ethnologie et décrété l’ethnologue occidental « persona non grata » dès le milieu des années 1970. A cause de cette politique, comme nombre d’autres chercheurs, Nanna Camille ne se sentait plus autant à l’aise pour aller sur le terrain dans ce pays où l’on ne voyait en l’ethnologie qu’une « science des sauvages » faite pour dévoiler les « différences ». En effet, il n’était plus question que la recherche puisse s’intéresser à l’ethnie dans ce pays où le pouvoir ne voyait que l’unicité. Il voilait, ou tentait de le faire, la pluralité culturelle. Pourtant, cette politique n’a pas empêché Nanna Camille d’écrire sur la Kabylie : Un village algérien, structures et évolution récente (1976) ; Dialogue de femmes en ethnologie (1977) ; Des mères contre les femmes, maternité et matriarcat au Maghreb (1985) ; Opération « Oiseau-bleu » (1997, essai) ; Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie (2005) ; La vaillance des femmes (2008, essai), œuvre majeure parmi les travaux consacrés par la recherche fondamentale à la société kabyle. Elle était heureuse d’avoir finalisé cet ouvrage par lequel elle apportait un point de vue théorique quelque peu différent ou complémentaire au discours tenu habituellement par les sociologues tel que P. Bourdieu sur la société kabyle.

Lors de l’été 2014, j’ai voulu l’inviter à nous faire une communication sur la Kabylie et sa culture dans le cadre du colloque dont j’étais le responsable scientifique et qui allait se tenir à Bgayet au début du mois de décembre sur Le patrimoine musical de la Kabylie. Bien que fatiguée, elle avait d’abord dit oui, mais ensuite sa famille m’avait expliqué qu’il lui était difficile de voyager. Les jeunes chercheurs auraient tellement profité de son savoir nourri par tant de travaux scientifiques aboutis. Hélas ! Mille fois hélas !

Nanna Camille nous lègue ainsi un savoir immense sur notre société que les jeunes générations seront heureuses de trouver pour mieux se comprendre et se connaître. A elles d’assurer la relève à celle qui a ouvert la voie à une anthropologie kabyle objective.

Je présente ici mes sincères condoléances à son époux, Monsieur Yves Lacoste, et à leurs enfants et petits enfants.

Mehenna Mahfoufi

(il est intervenu oralement lors de la séance de lecture de textes de Camille Lacoste à Toulouse le 26 septembre 2016: https://coupdesoleil.net/midi-pyrenees/2016/08/13/camille-lacoste-dujardin-lectures-contes-autour-des-femmes-kabyles-toulouse-maison-de-la-diversite-rue-daubuisson-lundi-26-septembre-a-18h-30/