« GERMAINE TILLON UNE ETHNOLOGUE ENGAGEE », études réunies et présentée par Tassadit Yacine, (éditions Non Lieu, 2018)
L’attention des médias contemporains a été attirée sur Germaine Tillion au moment de son entrée au Panthéon en mai 2015, c’est-à-dire sept ans après sa mort. Elle a vécu en effet, jusqu’à l‘âge de 101 ans, en 2008, après une vie qui pourtant est loin d’avoir été de tout repos. Et les gens qui lui ont consacré un article dans le recueil dont il est question ici s’accordent à dire que sa notoriété n’est toujours pas à la hauteur des événements dont sa vie a été remplie, non plus qu’à celle des idées et des problèmes qu’elle a affrontés, joignant l’action à la réflexion comme l’indique assez bien la notion d’engagement. C’est en mai 2015, en rapport direct avec son entrée au Panthéon, que lui fut consacré le colloque de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) dont ce recueil constitue les Actes.
Il est certain que l’ethnologie est au point de départ de son parcours, alors même que cette science en était encore à ses débuts, même si elle s’honorait déjà de noms glorieux, comme celui de Marcel Mauss par qui Germaine Tillion a été lancée sur le terrain qui restera le sien pendant une grande partie de sa vie. Elle a elle-même consacrée en 2000 (à l’âge de 93 ans !) un ouvrage à cette science de l’homme qui l’a passionnée, sous le joli titre Il était une fois l’ethnographie. Son terrain d’action, pendant les années qui précèdent la Deuxième guerre mondiale (1934-1940) a été l’Aurès, une région de culture berbère située à l’est de l’Algérie. Germaine Tillion est une ethnologue de terrain (on parle dans ce cas là d’ethnographie) qui a beaucoup vécu avec les populations qu’elle étudiait et elle explique très bien elle-même quelle minutie est requise pour mener ce genre d’enquête. La sienne est d’autant plus intéressante qu’elle l’a partagée avec une photographe de talent, Thérèse Rivière, dont on peut apprécier le travail remarquable grâce aux documents présentés en fin du livre publié par Tassadit Yacine.
Par ailleurs les observations faites par Germaine Tillion à cette époque d’avant-guerre prennent tout leur sens (un sens tragique) du fait qu’elle est retournée sur les lieux 15 ans plus tard, lorsqu’en 1955 elle a accompagné (avant de s’en séparer pour raison d’opinion) l’ethnologue et néanmoins homme politique Jacques Soustelle devenu Gouverneur général d’Algérie. Il est certain que le constat de la très grave dégradation subie par les Aurès et le mode de vie de ses habitants les Chaouis (ou Chaouias) a incité Germaine Tillion à s’engager dans une action dont elle ressentait cruellement l’urgence.
De cet engagement les auteurs d’articles ont analysé principalement deux manifestations qui d’ailleurs ont reçu l’une et l’autre une réception ambivalente, dans le contexte éminemment tendu de la guerre d’Algérie. L’une a pris la forme d’un livre publié par les éditions de Minuit, et intitulé L’Algérie en 1957. Autant il suscita l’admiration et les éloges d’Albert Camus (lui-même objet de violentes critiques pendant ces années-là et jusqu’à sa mort en janvier 1960), autant il fut jugé sévèrement par Jean Amrouche, homme politique et écrivain, et aussi par Mouloud Feraoun, ces deux hommes étant favorables à l’indépendance de l’Algérie alors que Germaine Tillion ne l’était pas.
Sa deuxième forme d’engagement a consisté dans la création en 1955 de ce qu’on connaît sous le nom de Centres Sociaux, organismes à buts multiples qui voulaient à la fois répandre l’éducation, développer l’assistance médico-sociale et améliorer la situation économique au profit des plus défavorisés. Le but de ces centres sociaux était de procurer un certain apaisement entre les groupes de population qui s’affrontaient, la paix n’ayant jamais cessé d’être le but principal voire unique de Germaine Tillion pendant tout le temps qu’a duré la Guerre d’Algérie. Malheureusement c’est l’inverse qui s’est produit et l’on sait comment la tentative des centres sociaux s’est terminée en catastrophe lorsque le 15 mars 1962, six de leurs inspecteurs dont l’écrivain Mouloud Feraoun ont été assassinés par un commando de l’OAS. C’était évidemment un démenti par les faits de l’humanisme qui caractérise Germaine Tillion. Humanisme auquel il faut ajouter un très grand courage, dont le livre rappelle un exemple assez remarquable, prouvant son intrépidité : elle a accepté de rencontrer deux membres du FLN, Yacef Saadi et son fidèle co-équipier Ali la pointe, à un moment où ils ne reculaient devant aucun acte de terrorisme meurtrier, dans le cadre de la bataille d’Alger. Il s’agissait de négocier avec eux pour sauver des vies humaines, et elle l’a fait avec une grande intrépidité, malheureusement sans succès du fait que les engagements pris n’ont pas été respectés par la suite.
Parmi les raisons qui permettent de comprendre des attitudes exceptionnelles comme les siennes, il y a sans aucun doute le fait qu’elle était une rescapée des camps de la mort, celui de Ravensbrück où elle avait été déportée pour faits de résistance, au sein du réseau de Musée de l’homme, après avoir été dénoncée et détenue à Fresnes pendant des mois d’emprisonnement.
Et il est vrai qu’elle avait toujours gardé en elle le souvenir des situations extrêmes dont elle avait eu l’expérience pendant ces années-là, et que la découverte d’une certaine misère algérienne (notamment la faim dont souffraient les plus pauvres) ne pouvait manquer de les lui remettre en mémoire.
Après l’indépendance de l’Algérie, revenue à son métier d’ethnologue, elle écrit son livre le plus connu et dont le titre (original il est vrai !) reste attaché à son nom : Le Harem et les cousins, de 1966. Bien qu’elle ait perdu ses documents pendant sa déportation, elle manipule dans ce livre riche d’exemples une vaste documentation, au service d’une réflexion sur la soumission et l’enfermement des femmes au Maghreb en particulier mais aussi dans d’autres pays du pourtour méditerranéen. Ce livre très atypique est écrit dans une langue non académique, il étend ses investigations sur plusieurs millénaires, depuis la révolution néolithique, et il n’a pas été reçu sans réserve par les spécialistes des questions qu’il aborde. Mais il est si riche de suggestions et procure un tel plaisir de lecture qu’il continue à être apprécié par un vaste public. A l’image de Germaine Tillion elle-même, il est discutable et emporte cependant l’adhésion. On ne peut que se réjouir de tout ce qui la rend présente parmi nous.
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N°37, octobre 2019)