Regardez nous danser Leïla Slimani (Le pays des autres 2), Gallimard, 2022, 368 p.

Pour moi qui avais lu avec passion le tome 1 voici deux ans, le nouveau roman de Leïla Slimani ne m’a pas déçu. Toujours un style incisif ou tendre selon les pages, une composition qui tire le lecteur vers tous les protagonistes.

Pour qui aime le Maghreb, un témoignage tout neuf sur la naissance d’un pays autour de sa classe dirigeante, examinée sans complaisance, mais avec empathie. On comprend en quoi le Maroc invente une modernité autre que celle de ses voisins. Elle est fondée sur des élites au premier abord fières d’accéder « aux affaires », tout en jouissant de la protection d’une royauté qui garantit la fragile unité d’un pays qui doit au départ ressouder deux morceaux d’empires coloniaux (français et espagnol…). Rappelons que l’épisode colonial au Maroc n’a duré que deux générations, ne créant qu’une toute petite élite moderniste en comparaison des quatre générations coloniales en Tunisie et six en Algérie où le monde « pied noir » pesait dix fois plus qu’au Maroc. Rappelons aussi que si dans beaucoup de pays « l’ordre du monde » est garanti (de façon vague et lointaine) par l’alliance d’un souverain terrestre avec une divinité, au Maroc le souverain a des rapports particulièrement étroits avec cette divinité de tutelle.

Leïla Slimani, sans abandonner sa famille d’agriculteurs qui vivait dans le volume précédent, élargit maintenant son Maroc depuis la région de Méknès, pour nous faire connaître de vieilles familles de Fès dont les rejetons se retrouvent à Casablanca dans les affaires, ou à Rabat dans les ministères. Mais aussi des flashs à Safi, à Essaouira avec son étrange communauté internationale de hippies qui ont en quelque sorte remplacé la communauté juive émigrée en Israël ou en France.

Mais ce Maroc qui « danse » n’est que le devant de la scène et on nous montre tout autant l’envers du décors : les ruraux et les urbains pauvres, les interventions féroces du Maghzen (« le palais »), plus encore craint que révéré. Pas une fête, pas une action politique sans le regard du Roi. L’auteure rentre dans l’intimité de ses personnages, dans leur intériorité, plus encore pour les femmes que pour les hommes. Elle peint un monde incertain où la violence et les inégalité menacent bien sûr les gens « d’en bas », mais pas seulement. Ces inégalités sont palpables : mais plus profondément règne une distance énorme entre le petit monde francisé et une population très majoritaire qui ne connaît les nouvelles élites que d’aussi loin qu‘elle connaissait ses prédécesseurs « coloniaux ». Voir l’analyse du volume 1 de cette saga marocaine https://coupdesoleilsud.fr/2020/05/10/leila-slimani-roman-historique-marocain/

J’ai sélectionné (comme pour parler du volume précédent) quelques phrases pénétrantes, classées par thèmes, pour donner envie de lire ce roman sans en dévoiler le récit.

Tourisme

Medina de Fès : Les touristes […] tressaillaient à cause des culs-de-jatte, des nains, des aveugles […] Ils étaient rares ceux qui savaient se taire face à la beauté de cette foule grouillante.

Diabet, banlieue hippie de Essaouira : Les enfants de Diabet fuyaient le village. Ils allaient s’établir à Marrakech ou même plus loin, à Agadir ou à Casablanca. Les enfants des autres venaient ici et prétendaient qu’il n’y avait rien de plus beau, rien de plus vrai que cette vie sans rien, parmi les chèvres et les cafards.

Modernité

Casablanca : Ici, les meilleurs architectes de métropole feraient sortir de terre des buildings en béton avec ascenseur, chauffage central et parking souterrain. Une ville comme un décor de cinéma, baignée de lumière jaune, où les passants joueraient le scénario qu’on aurait écrit pour eux.

La nouvelle classe : Des hommes qui gravitaient dans les cercles du pouvoir trinquaient avec ceux qui voulaient le renverser. […] Tous avaient une chose en commun, une chose encore exceptionnelle dans ce pays neuf. Ils avaient fait des études et cela leur donnait le droit de rêver à un avenir radieux

Etre femmes

Les femmes sont comme ces pays que les troupes dévastent, dont ils brûlent les champs, jusqu’à ce que habitants aient oublié leur langue et leurs dieux.

Mehdi s’enfonça dans son siège. L’adolescente tenait ses mains sagement posées sur ses genoux. Aussi docile qu’une mule, tout entière tournée vers les désirs que les autres formulaient pour elle […]. « Maria, ordonna son père, dis bonjour au monsieur ».

La télé : L’après-midi, pendant qu’elles cuisinaient, les ménagères laissaient l’appareil allumé […] ce n’était plus alors l’oignon qui les faisait pleure, mais les chagrins d’amour d’une jeune égyptienne que son amant avait abandonnée. Certains disaient que le roi lui-même décidait des programmes. Il lui arrivait d’appeler le siège de la chaine nationale […] Le film s’arrêtait avant la fin…

Etre pauvre

La fête de mariage : Sous le grand [arbre à] caoutchouc, des femmes et des enfants étaient assis. Ils fixaient les danseurs sur la piste. Ils ouvraient grand la bouche, stupéfaits de tant de beauté. Emerveillés, comme on regarde la mer pour la première fois.

Ce qu’aimait Aïcha, c’était les mots des paysans, les mots de ses patients, effrayés et maladroits. Des mots pauvres, au goût de ruine et de courant d’air. Des mots timides qui ne prétendaient pas comprendre le monde, qui n’offraient pas de réponses.

Fatima comprit alors ce qu’était la misère : un monde qui ne change pas. Les bourgeois, les gens riches et instruits, quand ils se rencontrent, se demandent toujours ce qu’il y a de neuf. La vie leur réserve des surprises. Ils parlent d’avenir et même de révolution. Ils croient que le changement est possible. (Claude Bataillon)