Editorial
Les vacances ont-elles tenu leurs promesses, malgré la canicule ?
Cela voudrait dire qu’elles ont permis à  fois  le retour sur des lectures provisoirement ajournées faute de temps  et des découvertes bienvenues voire inespérées, en attendant celles de la très prochaine ou déjà actuelle rentrée.
En tout cas, Coup de soleil a toujours des suggestions à vous faire dans des domaines variés qui incluent l’information historique et la création littéraire ou cinématographique. Grâce  à la revue littéraire dirigée par Marie Virolle, nous pouvons préciser l’attitude nettement anticoloniale des Surréalistes et notamment d’André Breton (édition Mars-A.) Plus proche de nous dans le temps, l’œuvre de Michel Cornaton, un ami de Coup de soleil, méritait l’hommage qui lui a été rendu publiquement par notre Association (octobre 2021), avant même celui qu’on pourra lire dans cette Lettre 68, grâce à un hors série de la revue Le Croquant.
A ces deux extrêmes opposés que sont la fiction romanesque et le travail de recherche universitaire, nous aurons ce mois-ci un roman paru aux éditions Barzakh d’Alger, « Minuit à Alger » qui évoque audacieusement la jeunesse dorée et d’Alger  et chez le même éditeur une étude de type juridique de Yazid Ben Hounet sur la manière dont certains Etats comme l’Algérie d’après la décennie noire, s’efforcent de rétablir la paix sociale par de compensations financières.
Enfin et c’est la très bonne surprise de ce mois-ci, nous irons à la découverte non pas d’un mais de deux films aux sujets également passionnants. Celui de Philippe Faucon revient sur la question toujours épineuse (et douloureuse) des harkis et l’autre intitulé « Ashkal » , du Tunisien Youssef Chebbi, nous invite à réfléchir au sens des immolations par le feu comme celle qui est à l’origine du mouvement révolutionnaire de 2011 en Tunisie.

Fidèle à son goût du roman graphique, Michel Wilson nous en présente deux dans cette Lettre 68 : celui que Frédéric Ciriez et Romain Lamy ont   consacré à Frantz Fanon et celui de Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff intitulé : « Histoire dessinée des Juifs d’Algérie de l’Antiquité à nos jours ».

Denise Brahimi

Nous souhaitons aussi contribuer à la diffusion du livre posthume de notre cher Abdelhamid LAGHOUATI, poète, artiste plasticien, ami de Jean Sénac et de tant d’autres. Une souscription est ouverte pour commander son livre par la Maison de la Poésie Rhône-Alpes à Saint Martin d’Hères.

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« LES SURREALISTES, L’ALGERIE ET LES LUTTES ANTICOLONIALISTES », collectif sous la direction de Marie Virolle et de Laurent Doucet, éditions Mars-A, 2021

Ce petit livre au format original (à l’horizontale) comporte bon nombre d’illustrations, on y trouve notamment beaucoup de photos donnant à voir le groupe surréaliste tel qu’il a été pendant plusieurs décennies. Il permet de suivre, pendant plus de 150 pages, l’ histoire des relations que les Surréalistes ont entretenues avec l’Algérie en tant que pays colonisé, car c’est l’anticolonialisme, débordant la seule Algérie, qui était leur motivation principale. Le fait est d’autant plus remarquable que cette opinion, qu’ils expriment de façon fort véhémente, est peu courante à l’époque alors que dans la relation franco-algérienne, ce qui domine de très loin est alors l’exaltation du Centenaire, comme on disait sans autre complément, étant entendu qu’il s’agissait de commémorer, un siècle plus tard, la conquête de 1830. Il se trouve qu’en France même, à Paris, l’année 1931 est celle d’une grandissime Exposition coloniale qui fait courir les foules émerveillées au bois de Vincennes, pendant plusieurs mois d’affilée. Et l’on peut donc dater de cette année 1931 la dénonciation fracassante, impitoyable par les Surréalistes de la fameuse grande œuvre coloniale de la France. La formulation en est restée célèbre : « Ne visitez pas l’Exposition Coloniale », tel est le titre d’une sorte de mise en garde et de pamphlet, rédigé par André Breton lui-même et signé par un nombre important de ses compagnons au sein du groupe, Paul Eluard, Aragon, René Char pour ne citer qu’eux. On peut lire dans ce tract une phrase au sens politique tout à fait clair ; il y est question de Lénine qui « le premier au début de ce siècle a reconnu dans les peuples coloniaux les alliés du prolétariat mondial ».
En fait, cette prise de position ne surgit pas de rien, puisque au contraire, depuis quelque temps déjà, les Surréalistes manifestent ce même militantisme dans une opposition déclarée à la Guerre du Rif, qui oppose les armées espagnole et française à celle du Rifain Abdelkrim, champion de la résistance à la colonisation. En fait, la rébellion des tribus berbères de cette région a commencé dès 1921 et la France s’est jointe à la répression coloniale à partir de 1925. On voit à quel point ces dates coïncident avec le développement du mouvement surréaliste : leur revue, intitulée « La révolution surréaliste » fait paraître douze numéros entre 1924 et 1929, et il est écrit dans l’un de ces numéros : « Ceux qui ne comprennent pas qu’une victoire des rebelles Rifains sur les troupes franco-espagnoles ou sur les diplomates d’Oujda est un événement révolutionnaire (…) sont incapables de rien comprendre à la Révolution. »
En Algérie même, le combat d’Abdelkrim enthousiasme et mobilise toute une opinion populaire, qui sans doute retrouve en lui la figure vénérée d’Abdelkader, dont on sait qu’elle a été célébrée par le jeune poète Rimbaud.
L’attitude des Surréalistes lorsque commence la guerre d’Algérie est dans la suite directe de ce qu’elle a été pendant la guerre du Rif et à l’égard d’Abdelkrim. Ce n’est pas le FLN, beaucoup trop stalinien, qui va avoir leurs faveurs, en revanche ils privilégient la figure de Messali, d’autant qu’elle est en rapport avec celle de Trotsky. En avril 1956, un tract publié par les Surréalistes proclame des mots d’ordre tels que : « Imposez le cessez-le-feu en Algérie ! », « Honneur à Messali Hadj ! »
Aux yeux des Surréalistes, Messali Hadj même si son mouvement s’appelle « National », est de conviction internationaliste, ce qu’ils sont eux-mêmes. L’un d’entre eux explique après coup que le mot « nationalisme » leur paraissait recevable dans la mesure où « cela représentait seulement un premier pas vers la libération de ces peuples, à partir duquel une évolution de type révolutionnaire devenait possible ». En septembre 1960, le « Manifeste des 121 » qui proclame le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie est rédigé en bonne part par des Surréalistes, aux côtés d’intellectuels de gauche.
De façon attendue, le livre dont il est question ici fait une place particulière aux peintres surréalistes, qui en effet ont joué un rôle important dans ce qui s’appelait encore la révolution algérienne. En juillet 1954 s’est tenue à Alger une exposition qui justement s’appelait « L’Art et la Révolution algérienne ». Les deux peintres qu’on y remarque le plus sont Erro et Jean-Jacques Lebel qui l’un et l’autre ont beaucoup protesté contre la torture et autres exactions commises par l’armée française. Le plus remarquable dans cette exposition est que les 96 œuvres exposées furent données par les artistes à l’Algérie, de manière à constituer un fonds déposé au Musée de Beaux-Arts d’Alger. Malgré un trop long silence (mais il faut reconnaître que le nouvel Etat-Nation devait faire face à d’innombrables tâches !) ces œuvres se sont retrouvées plus tard dans une nouvelle exposition tenue à Alger en 2008. On peut la considérer comme un rappel judicieux voire indispensable de l’esprit qui régnait à Alger dans les première années de l’indépendance, au moment où cette ville était célébrée comme le haut lieu de l’internationalisme mondial.
En tout cas, c’est ce même esprit qu’on retrouve dans un tableau devenu mythique, le « Grand tableau antifasciste » qui date des années 1961-62 et qui, à l’initiative de Jean-Jacques Lebel, est l’œuvre collective de plusieurs peintres dans la mouvance surréaliste. Il fut saisi dès sa première exposition sous l’accusation de pornographie : de toute évidence, il fallait trouver un prétexte !
Le livre s’achève sur un dernier chapitre consacré à l’influence du surréalisme sur la littérature algérienne et maghrébine. Poésie, révolution et amour en seraient les trois mots-clefs. Sur Kateb Yacine on est ému et ravi d’y retrouver un texte écrit en 1983 par celle qui fut sa meilleure commentatrice, Jacqueline Arnaud.
Denise Brahimi

« HOMMAGE A MICHEL CORNATON », revue « Le Croquant » N°67/68 2022-Hors-série

Michel Cornaton est mort le 5 octobre 2020, à l’âge de 84 ans. L’Association Coup de soleil RA, l’association Les amis de la poésie et l’Université Lyon 2 lui ont rendu les 1er et 2 octobre 2021 à l’Hôtel de ville de Lyon un hommage conjoint dont une grande partie a été consacrée aux camps de regroupement pendant la guerre d’Algérie. Ceux-ci ont été en effet l’un des grands sujets d’intérêt et d’études du chercheur infatigable qu’il a été, le plus souvent aux confins de réalités concrètes et de propos théoriques. C’est d’ailleurs tout à fait le cas pour ce qui concerne les camps de regroupement, que Michel Cornaton a découverts sur le terrain , c’est vraiment le cas de le dire, lorsqu’il est parti en 1958 faire son service militaire en Algérie. Des observations qu’il a pu faire , il a tiré le sujet et la matière de sa thèse, elle-même transformée ensuite pour devenir un ouvrage destiné à un plus vaste public. Il s’adresse à Germaine Tillion pour obtenir d’elle une préface qu’elle lui accorde bien volontiers ; et le livre paraît aux Editions Ouvrières en 1967.
Cette histoire est révélatrice de ce qu’était Michel Cornaton. Il connaissait trop bien les limites du monde universitaire pour s’y enfermer exclusivement mais il appréciait trop la recherche et l’enseignement pour ne pas utiliser toutes les possibilités que cette institution lui donnait. En tout cas il n’est pas exagéré de dire que, s’agissant des camps de regroupement pendant la guerre d’Algérie, Michel Cornaton est le chercheur qui fait autorité, même si cette autorité laisse la place à des débats possibles et ceux-ci en effet n’ont pas manqué, notamment en raison d’une opposition virulente entre son interprétation du phénomène des camps et celle du sociologue Pierre Bourdieu. Comme d’autres sujets concernant la guerre d’Algérie, celui des camps continue à susciter des passions contradictoires après une soixantaine d’années.
Le numéro Hors Série de la revue « Le Croquant » permet de s’en faire une idée, bien qu’il ne soit pas uniquement consacré à cette question —mais c’est elle qui entre le plus directement dans les préoccupations de l’Association Coup de soleil.
Il n’est pas étonnant que la revue Le Croquant se soit chargée de cet hommage et de cette publication puisqu’elle a été créée et conçue par Michel Cornaton lui-même, en 1987. Elle a duré presque 25 ans. Un de ses collaborateurs la définit comme une « revue de débat, de proposition et de réflexion critique ». Si l’on devait résumer d’un seul mot la pensée ou le mélange de pensée et de sentiments qui s’y exprime, ce serait le mot humanisme. Cette attitude le rapproche incontestablement d’Albert Camus qui fut pour lui une sorte de père spirituel. A cet égard, ils appartiennent à la même sorte d’hommes, qui n’oublient jamais la modestie de leurs origines. Et l’une des conséquences pratiques visibles dans leur comportement est le souci d’une éducation populaire qui puisse compenser partiellement l’injustice du sort subi par les défavorisés. Fidèle aux Editions Ouvrières, qui ont publié son livre préfacé par Germaine Tillion, Michel Cornaton a contribué à plusieurs autres de leurs publications, dont celle-ci, parue en 1968, sous un titre parfaitement clair : « Options humanistes ».
De cet homme multiple, dont un grand nombre de collaborateurs et amis font apparaître la diversité, on peut sans doute dire qu’il a été essentiellement un psychologue (du travail) et un sociologue, mais c’était aussi un homme très épris de littérature et il a fréquenté de nombreux écrivains, dont certains ont participé à l’hommage qui lui a été rendu en octobre 2021.Dans le Hors-Série du  «Croquant » dont nous parlons ici sont insérés plusieurs poèmes qui sont des hommages indirects à sa sensibilité. Son aptitude à diversifier les supports culturels le met en sympathie avec les cinéastes et écrivains qui se sont trouvés concernés par la question des camps de regroupement en Algérie. On a pu voir, dans une grande proximité avec le travail de Michel Cornaton, le film de la journaliste et réalisatrice de père algérien Dorothée Myriam Kellou, qui s’intitule « A Mansourah tu nous as séparés », ainsi que celui du réalisateur Saïd Oulmi qui s’est lancé à son tour « sur les traces des camps de regroupement », c’est le titre de son documentaire. Et l’écrivain franco-algérien Slimane Zeghidour, dans son livre « Sors, la route t’attend » (2017), consacré à son enfance en Kabylie, participe lui aussi au même ensemble : il nous aide à ressentir ce qu’il en a été concrètement  de cette affaire énorme (et encore trop mal connue) qu’a été le déplacement par l’armée française de plus de deux millions d’hommes et de femmes —un incontestable déracinement.
Michel Cornaton a parfaitement concilié dans sa vie personnelle une ouverture sur le vaste monde dont l’Afrique subsaharienne, qu’il a connue en tant qu’universitaire à Abidjan dans les années 1980 ou encore le Liban où en 2000 il fait un éloge tout voltairien de la tolérance ;
et par ailleurs, dans le même temps, son maintien voulu de liens très forts avec sa région d’origine, Revermont ou Franche-Comté et plus précisément le village de Meillonnas, en Bresse bourguignonne—où il a repris la maison de l’écrivain Roger Vailland, mort prématurément en 1965.La contribution de Michel Wilson à ce Hors -Série, l’évocation de leur première rencontre et des riches échanges qui s’en sont suivis, prouvent qu’à Lyon Michel Cornaton était chez lui—et notamment pour y parler de l’Algérie !
Denise Brahimi

« MINUIT A ALGER » par Nihed El-Alia, roman, éditions Barzakh, 2022
Il paraît évident que le but de ce premier roman, écrit sous pseudonyme pour des raisons claires, est de révéler à un vaste public peu informé certains dessous de la vie algéroise, ne concernant et pour cause qu’une petite minorité. Les gens qu’on y voit vivre au quotidien, et dont la narratrice se donne elle-même pour exemple, appartiennent à un milieu socialement favorisé, et encore, le mot est faible : on ne voit aucune limite à leur possibilité de dépenser de l’argent, aucun contrôle exercé par qui que ce soit, et certainement pas par la catégorie des parents, qui sont les pourvoyeurs de cet argent dépensé sans limite par eux-mêmes sans doute et par leurs enfants. Les personnages qu’on voit vivre sont tous des jeunes gens, garçons et filles, de ceux qu’on a coutume de désigner en tout pays comme sa jeunesse dorée, des enfants de riches —et Nihed El-Alia se soucie assez peu de nous dire d’où ces privilégiés tirent leur immense fortune : ce serait un autre sujet, concernant la société toute entière, pour en dénoncer le fonctionnement. L’autrice du livre a un objet plus précis, qui n’est pas d’emblée économique ou politique. Dire qu’elle veut dénoncer serait fausser d’emblée le ton de son livre, elle veut surtout révéler, faire savoir, et ce faisant ne doute pas de provoquer un certain scandale, d’autant plus qu’elle est femme, ce qui dans la société dont elle parle, l’algéroise, continue à impliquer une certaine réserve ; son projet à l’inverse est de tout dire et de ne rien cacher, apportant sa caution personnelle à ce qu’elle décrit, puisqu’il s’agit d’un roman à la première personne.
La vie de cette jeunesse dorée est principalement une vie nocturne, qui se passe dans un certain nombre de lieux limité semble-t-il, où se donne rendez-vous soir après soir un nombre limité lui aussi d’une douzaine de participants ou guère davantage,—du moins pour le groupe auquel appartient la jeune S. Les garçons semblent un peu plus nombreux que les filles, qui de ce fait continuent à être recherchées, en fonction de leur beauté, de leur élégance, de la richesse qu’elles étalent et de l’audace dont elles font preuve dans leur comportement. La consommation d’alcool et celle de drogues illicites est considérable, c’est peu de dire que le champagne coule à flot et que la cocaïne est omniprésente, consommée dans les toilettes ou autres lieux à peine dissimulés. Le troisième ingrédient de ces soirées orgiaques est le sexe, sous une forme assez classique semble-t-il, sans recherche particulière de perversité peut-être parce que ceux et celles dont la narratrice nous parle sont tous des gens jeunes mais surtout parce qu’il s’agit d’une société officiellement non permissive, où le seul fait de pratiquer une sexualité hors mariage est en soi vécu comme une immense transgression. C’est d’ailleurs pourquoi la narratrice évoque par contraste l’importance sidérante que prennent les cérémonies du mariage, mondanités ostentatoires voire caricaturales au rituel très appuyé dans la société dont cette jeunesse dorée est issue.
Les recherches pornographiques à la manière de Sade ne sont pas l’objet du roman « Minuit à Alger » ; nous ne sommes pas du tout comme chez Sade dans une société aristocratique finissante, mais dans une société de nouveaux riches qui a encore besoin d’affirmer son statut social à force d’argent. L’attitude d’une jeune fille comme l’héroïne de Nihed El Alia relève du romantisme au sens où celui-ci est une réaction contre la bourgeoisie parvenue des parents, tous les jeunes gens que nous entrevoyons font mine de se perdre et parfois, sans doute, se perdent réellement parce qu’ils ne peuvent avoir les mêmes désirs que leurs parents mais n’arrivent à se trouve aucun but dans l’existence, et n’ont rien à désirer. On sent flotter dans le livre une idée mythique de ce que serait vraiment la passion amoureuse, incarnée pour S. par un certain M. découvert lors d’une très brève rencontre et depuis lors fantasmé mais dont il est bien clair qu’il n’aura jamais d’existence ni de présence réelle. Du côté des réalités, le récit de S n’exclut pas qu’après sa folle jeunesse elle accède à une vie conjugale et familiale satisfaisante voire heureuse, mais ceci encore fait partie du hors champ par rapport à ce que le livre a voulu nous dire.
S. aux yeux de la narratrice est loin d’être une fille perdue, malgré une certaine application qu’elle met à se perdre. Il est question d’un immense chagrin qu’elle aurait connu avant que ne commence le récit et nous sommes invités à comprendre que sa conduite transgressive voire suicidaire est liée au désespoir qui s’est lors emparé d’elle (comportant peut-être une part de culpabilité). Un ensemble de sentiments très négatifs l’amènent à traverser ce qui après tout ne sera peut-être qu’une crise, mais il n’est pas exclu pourtant qu’elle en reste profondément marquée. La description de sa jeunesse dorée rejoindrait ainsi celle de la société algérienne tout entière qui se cherche dans l’incertitude, non sans amour mais un amour qui frôle le désespoir parce qu’il ne parvient pas à se donner un objet.
Denise Brahimi

« CRIMES ET COMPENSATIONS EN AFRIQUE DU NORD? ESSAI D’ANTHROPOLOGIE SOCIALE » par Yazid Ben Hounet, éditions Barzakh, 2021
S’il parle d’Afrique du Nord ce n’est certes pas par référence à une dénomination d’époque coloniale mais c’est parce que l’anthropologue et chercheur au CNRS auteur de cet essai, a voulu joindre dans une même étude, et pour des raisons parfaitement justifiées, trois études de cas, où l’on trouve le Maroc et le Nord Soudan aux côtés de l’Algérie. C’est aussi parce que le sujet dont il traite implique des références à une autre Afrique, celle du Sud, lorsque ce pays, après l’apartheid, s’est lancé dans la recherche d’une réconciliation sociale sans laquelle il n’avait aucune chance d’exister (La commission « Vérité et réconciliation a été créée en 1995 sous la présidence de Nelson Mandela).
Les différentes instances de réconciliation dont parle Yazid Ben Hounet sont un peu plus récentes et on peut dire sommairement qu’elles se sont mises à fonctionner à partir des années 2000. En Algérie, il fallait en avoir fini avec la décennie noire c’est-à-dire avoir retrouvé la paix pour créer une instance qui s’emploie à régler ou du moins à réduire les tensions résiduelles : c’est ainsi que fut promulguée la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » (dont on voit, par son intitulé même, à quel point elle fait référence au modèle sud-africain). Au Maroc, on ne pouvait songer à revenir sur les « années de plomb» (qui pesaient sur le pays depuis les années 1970), avant que ne s’éloigne un peu le règne d’Hassan II, mort en 1999 ; l’instance « Equité et réconciliation » fut créée à cet effet en 2004. Pour ce qui est du conflit violent au Soudan entre le Darfour et le Nord-Kordofan, on peut considérer qu’il est encore en cours, d’ailleurs Yazid Ben Hounet dit que c’est le lieu de ses recherches actuellement.
Quoi qu’il en soit dans ces différents cas, il est remarquable, comme le souligne l’auteur de l’essai, qu’on ait senti la nécessité de créer des institutions propres à favoriser le retour à la paix civile et tout l’intérêt de celles-ci est qu’elles mélangent des pratiques parfois très anciennes— Yazid Ben Younet est un spécialiste du « fait tribal »— avec des conceptions ou concepts beaucoup plus récents, considérés comme le propre des individus modernes et mis en œuvre par un type d’Etat qui ne l’est pas moins. Ainsi voit-on fonctionner sous nos yeux, d’une manière très actuelle, une sorte de synthèse ou symbiose comportant aussi bien des éléments juridiques ou moraux d’origine très diverse, et dont on aurait tendance à penser, mais indûment, qu’ils sont incompatibles.
L’idée qui se dégage des analyses proposées par l’auteur, prenant appui sur un grand nombre de ses confrères anthropologues (nombreuses sont ses références bibliographiques ) est que les groupes sociaux de quelque taille et de quelque époque qu’ils soient, ont eu et ont encore aujourd’hui pour souci principal, d’apaiser avec le plus grand soin les conflits ravageurs qui les mèneraient à leur destruction. Cette préoccupation est véritablement primordiale puisque liée à leur survie, et nous ne devons pas nous laisser tromper par les connotations modernes, morales ou moralisatrices du mot « réconciliation ». Ce n’est pas un hasard si l’auteur commence par le définir au premier chapitre de son livre laissant entendre d’emblée qu’il y a là une sorte de clef anthropologique c’est-à-dire liée à la survie de l’espèce humaine. « Repartir du local » nous dit-il …et aboutir éventuellement, au moins tendanciellement, à l’universel. La réconciliation n’est pas seulement une « bonne manière » dont savent faire preuve les individus raisonnables, elle est une procédure indispensable et d’ailleurs codifiée pour atteindre plus efficacement son but, la paix (ou l’apaisement d’un conflit prévisible avant même qu’il n’ait éclaté).
On aurait tort de juger rudimentaires certains des procédés employés pour désamorcer les conflits réels ou potentiels, ils dénotent un maniement sûr et avisé des situations réelles, celles qui ont déjà mal tourné pour dire les choses familièrement ou celles qui risquent de le faire si on n’y prend pas garde. Le procédé qui semble le plus fréquent, le plus évident —et peut-être est-il le plus simple à appliquer—est celui de la compensation financière accordée à la victime d’un délit ou d’un crime. Le montant de cette compensation offre des vues bien intéressantes sur les valeurs reconnues dans un groupe ; rappelons par exemple, et ce n’est pas pour donner dans l’air du temps, que dans nombre d’entre eux, la vie d’une femme est estimée à la moitié de celle d’un homme. Avant d’en arriver au système de compensation tel qu’appliqué en Afrique du Nord, Yazid Ben Hounet en parle plus largement, évoquant ce qui est souvent désigné comme « le prix du sang », notion et pratique présentes dans un grand nombre de droits coutumiers. Le mieux est de reprendre la définition qu’il en donne : il s’agit de substituer des biens ou de l’argent à la sanction nécessaire en cas d’homicide ou atteinte à l’intégrité physique . Dans le contexte maghrébin on utilise un autre mot, dont l’usage est très répandu : c’est la « diya », compensation financière selon une norme coutumière et religieuse, mais dont la valeur est plus encore symbolique que matérielle ; la diya est antérieure à l’avènement de l’islam, mais celui-ci l’a beaucoup promue, et codifiée dans les écoles islamiques de jurisprudence ; et l’on constate aujourd’hui que l’Etat algérien ne l’a nullement délaissée, l’ayant seulement adaptée à ses propres règles juridiques ; d’où le sentiment qu’en cette matière de compensation des crimes, les pratiques font preuve d’une remarquable continuité. Ce qui n’empêche qu’il y aussi une évolution due à une montée en importance de l’individu, dont on connaît mieux aujourd’hui la vulnérabilité, à défaut de savoir compenser (?) et soigner ses traumatismes. Quel prix donner à la souffrance humaine ?
Denise Brahimi

 

 » FRANTZ FANON «  par Frédéric Ciriez et Romain Lamy 2021 La Découverte

La belle couverture de ce roman graphique redonne vie à cet homme remarquable, et l’album nous donne à le voir lors d’un de ses derniers combats, avant que la leucémie ne le terrasse le 6 décembre 1961 à 36 ans.
L’écrivain Frédéric Ciriez et le dessinateur illustrateur Romain Lamy font le pari de nous faire pénétrer la vie, l’oeuvre et la pensée de Fanon à l’occasion d’une rencontre de 3 jours à Rome avec le couple Sartre de Beauvoir en compagnie de Claude Lanzmann, initiateur de la rencontre. Jean-Paul Sartre a accepté de préfacer son dernier livre, Les damnés de la terre, et a souhaité le rencontrer, ce qui se fait donc dans ce week-end romain d’août 1961. Fanon est très malade et affaibli, Sartre pas en très grande forme non plus. Les auteurs inventent grâce à des échanges avec des proches de Fanon, des personnes l’ayant étudié, et ses écrits et autres documents un dialogue étincelant entre deux hommes qui s’admirent mais ne se ménagent pas. Et disons plus précisément que Fanon ne ménage pas Sartre, qui finit par baisser les armes, notamment dans le texte de cette préface aux Damnés de la terre.
Cette rencontre est l’occasion d’un voyage dans la biographie de Fanon, auquel l’oblige malgré lui le couple Sartre-de Beauvoir. Ce qui fait de cet album un outil pédagogique, « une introduction originale à son oeuvre… » comme le présente la quatrième de couverture.
L’outil BD comme souvent, donne une présence concrète à des circonstances qu’on ne pourrait figurer autrement. La palette de couleurs de l’album est riche et originale, ce qui n’est pas souvent le cas des romans graphiques plutôt voués au noir et blanc. Le dessinateur choisit de simples esquisses crayonnées des personnages (on ne reconnaît pas toujours Sartre), celui de Fanon étant plus travaillé et représenté de manière variée.
Cela peut gêner à certains moments, mais au final l’album laisse le sentiment d’avoir assiste à l’intimité d’un moment rare et riche. Le dialogue politique souvent tendu et sans concession entre les personnages permet d’entrer dans les nuances et les excès des écrits et de la pensée de Fanon, avec notamment ce fameux débat sur le choix de la violence comme arme de la lutte anti-coloniale. Amusantes ou éclairantes sont les réflexions mentales de de Beauvoir et Lanzmann rendues explicites par la magie de la BD, qui permet au lecteur de lire dans leurs pensées.
Les personnages ne se ménagent pas. Passionnante et la rencontre de l’expérience psychiatrique de terrain de Fanon avec la pensée politique sur le système colonial. Passionnante aussi sa controverse sur la négritude et l’exigence de Fanon qui laisse derrière lui tous ceux qui ont construit une approche réhabilitant l’homme noir. Il reste d’une exigence sans faille. « Pourquoi faire de cette négritude une simple transition historique censée conduire le noir à l’universel? Le temps faible de notre dialectique émancipatrice »? Les auteurs blancs ne sont, eux, jamais à la hauteur pour entrer dans la « peau noire ». « Dans « Psychologie de la colonisation , Mannoni est un honnête homme mais il n’ pas réussi à se mettre à la place des Malgaches ».
Au fil des pages pointent ici ou là des réflexions sur son indulgence vis à vis des dirigeants du FLN, son absence de distance critique. Sa rencontre avec Mohamed Harbi montre aussi une divergence autour de la paysannerie « force radicale qui embrasera et libèrera définitivement l’Algérie », position de Fanon que Harbi classe de romantique « comme de nombreux Antillais, il idéalise l’héritage de la révolution française ». Il constate chez Fanon un durcissement, une profonde méconnaissance du peuple…
Aucune hagiographie, donc, dans ce livre, le portrait d’un homme assez esseulé, d’une exigence d’airain, à la veille de sa mort et épuisé par la maladie.
Un roman graphique nécessaire qui permet de faire connaissance avec un personnage puissant et sans concession, et donne envie de se plonger dans ses écrits.

Michel Wilson

« HISTOIRE DESSINÉE DES JUIFS D’ALGÉRIE DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS » par Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff (éditions La Découverte, 2021).

Fidèle à son intérêt sur l’apport des images et tout particulièrement de la bande dessinée à la diffusion de la connaissance historique, Benjamin Stora aborde dans cet album un sujet traité pour la première fois sous cette forme.
Le dessin de Nicolas Le Scanff, illustrateur, qui signe là sa première BD, donne vie à des personnages qui jalonnent une très longue histoire. Reproductions d’images d’époques, mise en image de scènes passées ou contemporaines, portraits de personnes réelles ou fictives, le style très classique des dessins, avec une palette où alternent gris, sépias ou couleurs d’aquarelles permettent au lecteurs de visualiser une histoire somme toute assez ignorée. Comme dans d’autres BD historiques, le personnage prétexte que nous accompagnons dans sa découverte est le jeune David de Sarcelles, qui explore  la mémoire familiale en même temps qu’il découvre la longue histoire.
Les origines diverses et échelonnées dans le temps des juifs d’Algérie, berbères convertis dans la nuit des temps, exilés à différentes époques d’Israel, d’Espagne et du pourtour méditerranéen éclairent un peu un sujet controversé.
L’album traite divers événements historiques dans la longue durée, à commencer par la mythique Kahina, en lutte contre les envahisseurs arabes.
Il clarifie les différents statuts qu’ont eu à connaître les juifs d’Algérie et du Maghreb, et une certaine hétérogénéité selon les régions, manifestées par des costumes diverses, des traditions variées… Le régime de la dhimma, les quartiers plus ou moins réservés (Mellah, challah…), le régime propre des juifs francs pendant la période ottomane, qui aboutira au conflit entre les établissements Bacri, pourvoyeurs du blé du Directoire français grâce à la caution d’Hussein Pacha, Dey d’Alger, et la France mauvaise payeuse, ce qui valu ce « coup d’éventail » au Consul Deval… et les lourdes et toujours actuelles conséquences qu’on connaît.
Dès la conquête, le statut des juifs d’Algérie connût diverses évolutions, jusqu’au décret obtenu par l’acharnement d’Adolphe Crémieux, donnant en 1870 la nationalité française de plein droit aux juifs d’Algérie. L’album illustre intelligemment les arguments échangés dès cette époque. Il montre aussi que les juifs du Mzab et du Sahara n’ont obtenu de rejoindre le statut
de leurs coreligionnaires des autres régions d’Algérie qu’au moment de l’indépendance.
Illustration intéressante aussi de la période de Vichy et  des pertes de droits qu’ont eu à subir les juifs d’Algérie, de la mobilisation de nombreuses personnalités juives d’Algérie pout faciliter le débarquement américain en 1942. L’antisémitisme des Français d’Algérie est largement illustré, autour des personnalités de Drumont, Morinaud, Molle, Lambert. Sont aussi illustrées des affaires comme le massacre de juifs à Constantine par des musulmans en 1934, les attentats et représailles  de 1955, l’assassinat de cheikh Raymond, icône du maalouf constantinois… La participation de personnalités juives comme Daniel Timsit et William Sportisse à la guerre d’indépendance au seil du FLN est également illustrée.
Puis le départ, l’installation en France, les entraides…
Cet ouvrage est remarquablement complet dans une approche très accessible. Il se donne pour objectif de remédier à la perte d’une mémoire collective, enfouie dans l’exode général des Français d’Algérie.
Nul doute qu’il y contribue.

Michel Wilson

« LES HARKIS » film de Philippe Faucon 2022

On ne s’étonnera pas de trouver dans ce film une parfaite rigueur idéologique qui interdit à Philippe Faucon de prendre parti pour une cause aux dépens d’une autre, et on constate au contraire qu’il prend courageusement le risque comme il a déjà été dit par la critique, de déplaire à tout le monde ! Ce qui ne veut pas dire qu’il se rallie à des formules banales allant au-delà même des comparaisons jusqu’à des assimilations du type : ils se sont conduits aussi mal les uns que les autres, c’était la guerre etc. Il n’y a évidemment rien de commun comme le film le montre entre les adversaires en présence : d’une part l’armée française et les moyens (énormes) dont elle dispose tant du point de vue technique et militaire que de la communication qu’elle assène sous la forme d’une propagande éhontée—et d’autre part les fellaghas qui ne reculent devant aucune cruauté pour compenser leur infériorité objective, d’autant que leur action ne peut que rester clandestine alors que celle de l’armée recherche au contraire la plus grande visibilité.
A aucun moment, Philippe Faucon ne donne le sentiment d’une symétrie ou d’une réciprocité, d’ailleurs son film, comme son titre l’indique très bien, ne porte pas sur l’ opposition entre les deux forces principales de ce conflit, mais sur cet autre groupe constitué par les harkis, et dont l’existence fait la singularité douloureuse de cette guerre (même si d’autres exemples semblables ont existé). Les harkis deviennent le sujet principal du film et on pourrait sans doute dire son sujet unique après une mise en place de leur recrutement qui peut passer pour le prologue du film. Le moment où ils passent au devant de la scène se situe en 1960, et c’est là que commence une tragédie qui est loin d’avoir trouvé son dénouement à la fin du film (ni même beaucoup plus tard et jusqu’à aujourd’hui).
En termes historiques et objectifs, on pourrait dire que cette tragédie vient de ce qu’ils ont fait le mauvais choix, et commis une erreur irréparable ou irréversible en choisissant le parti de la France. Sans revenir sur le fait qu’ils n’ont eu que très rarement la possibilité d’un choix (et d’ailleurs s’il s’agissait d’un choix, pourrait-on le reprocher à des hommes dont certains s’étaient battus pour cette même France clairement définie comme « leur » pays  pendant la seconde guerre mondiale?), les harkis se sont trouvés pleinement intégrés à l’armée française et parfois plus que les soldats français, dans la mesure où leur connaissance du pays, de ses coutumes et de sa langue, leur donnait une compétence précieuse (voire indispensable).Mais l’essence même de la tragédie des harkis telle que Philippe Faucon nous la fait ressentir par empathie, c’est que dès 1960 ils ont été parfaitement conscients, en dépit de la tentative des chefs pour les rassurer, qu’ils seraient victimes de leur engagement aux côtés de la France. Situation tragique et sans issue. Nul ne peut nier que les harkis ont été sacrifiés dès le moment où le Général de Gaulle a entrepris de négocier avec le FLN pour parvenir à la paix qui sera sanctionnée en mars 1962 par les accords d’Evian. Pendant les négociations tous ceux qui y participent continuent à affirmer qu’il ne sera fait aucun mal aux Harkis et que leur sort sera réglé honorablement, mais comment les intéressés auraient-il pu croire à des déclarations de principe dont ils savaient parfaitement qu’elles n’étaient assorties d’aucunes clauses pratiques garantissant leur réalisation ? Pendant toute une partie de son film le réalisateur fait entendre les questions parfaitement pertinentes et ô combien angoissées que ces hommes se posent sur leur sort et celui de leur famille elle aussi menacée. Ces moments sont d’autant plus pathétiques que le réalisateur n’a pas eu besoin de chercher à les rendre poignants. Il semble que les acteurs, au jeu d’abord un peu incertain, sont progressivement gagnés par cette angoisse qui transparaît dans leurs regards autant que dans leur propos ; et les spectateurs du film qui connaissent la suite de l’histoire, savent à quel point leur peur est justifiée. C’est évidemment par là que le film va au-delà de ce que peuvent apporter toutes ses sources, tout simplement parce qu’il donne à voir ce qu’il ne suffit pas de savoir, grâce au talent de son réalisateur.
Encore faut-il préciser que chez Philippe Faucon, le talent n’a rien à voir avec une prouesse technique mais qu’il doit tout à la qualité d’un engagement humain qui le rend sensible à la douleur des autres. Il arrive que celle-ci provoque une révolte flamboyante mais vaine et narcissique ; dans « Les Harkis » de Philippe Faucon, on voit plutôt un exemple du refus de se soumettre et de tout accepter, même ou surtout quand l’échéance paraît inéluctable. Il y a dans le film un jeune Français aux yeux clairs que ses supérieurs ont chargé de gérer le sort de la harka (ou groupe de harkis) dont on a fait la connaissance au cours du film. Lui aussi sait bien comment les choses se passeront finalement et qu’on abandonnera à un sort forcément funeste ces garçons qu’il s’est mis à aimer comme des frères. En dépit d’une difficulté extrême il s’efforce de sauver quelques-uns d’entre eux en les aidant à se rapatrier clandestinement en France, malgré le refus officiel qui leur a été opposé. Il est trop clair en effet que les villageois les tueront pour se venger, sort que les harkis laissés en Algérie au départ de l’armée ont en effet subi par dizaines de milliers. On croit comprendre que la tentative réussit, mais il n’est pas question de voir là une sorte de « happy end » pour réconforter les âmes sensibles et compenser l’échec global de la très douteuse entreprise qui a consisté à recruter des supplétifs algériens. Tout au plus peut-on dire qu’une défection collective n’empêche pas certains individus de vouloir, même seuls, assumer ce qu’ils considèrent comme leur responsabilité. Attitude émouvante et digne de respect, mais il n’est pas question pour autant de pavoiser. Tout au plus peut-on dire, et s’en réjouir, que ceux-là ou plutôt celui-là l’a fait. Un seul. Merci à lui.
Denise Brahimi

Ce film sera projeté en avant-première le dimanche 18 septembre au cinéma Le Zola de Villeurbanne, avec le partenariat de Coup de Soleil AuRA, qui animera le débat avec Saïd Merabti, fils de harki et militant de la mémoire harki et de la culture berbère.

 

« ASHKAL » film de Youssef Chebbi Tunis 2022
Ce film a fait parler de lui cette année même à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes et ce n’est que justice. Il est tout à fait évident que le réalisateur Youssef Chebbi qui n’a encore que 38 ans (né en 1984) fait preuve d’une maîtrise surprenante dans sa manière d’entraîner le public là où il ne pensait pas aller alors même qu’au début du film, on peut se croire sur un terrain déjà bien connu et ne promettant pas de véritable surprise—des sujets de réflexion certes mais rien qui soit a priori énigmatique. Or non seulement il y a une énigme qui ne diminue aucunement au cours du film mais on pourrait même dire qu’elle s’accroît considérablement au dénouement et qu’on s’éloigne de toute éventuelle élucidation.
Certes le film commence de manière attendue s’agissant du genre policier et l’on pourrait même voir une sorte de cliché dans le fait qu’on nous invite à suivre les démarches d’un couple de policiers composé de Batal, un ancien bien rodé à certaines méthodes et très installé dans le système en place, et de Fatma, une jeune femme encore débutante mais de toute façon beaucoup plus exigeante dans la recherche de la vérité que son collègue porté à arrondir les angles pour ne pas faire de vagues et avoir la paix. Cependant on découvre assez vite quoique obscurément que Batal a des raisons plus précises d’agir ainsi et que ses supérieurs, dont un certain Bouhlel, ont conclu avec lui une sorte de pacte qui bon gré mal gré le met à leur merci : c’est le personnage le plus complexe du film, le plus tourmenté peut-être ou le plus ambigu, raison pour laquelle il fallait confier le rôle à un acteur chevronné d’ailleurs bien connu du public tunisien. On croit comprendre que Batal a été entraîné par les événements au-delà de ce qu’il avait imaginé ou aurait voulu, tandis que Fatma malgré des efforts considérables pour approcher de la vérité qu’on occulte, ne parvient pas à comprendre complétement et encore moi à maîtriser ou à empêcher les événements fantastiques et véritablement effrayants auxquels elle se trouve confrontée.
En quoi consistent donc ces événements d’abord relativement simples mais dont l’ampleur se multiplie à une vitesse sidérante, restant toujours aussi inexplicables ? Ils ont rapport au feu et à l’immolation—suicidaire ou pas, c’est l’une des questions auxquelles on ne peut répondre d’un mot. Comme dans tous les phénomènes épidémiques, on commence par la découverte d’un cadavre calciné (inexplicablement), mais il est très vite suivi d’un autre, puis de plusieurs autres ; et Fatma qui s’épuise à suivre ce rythme apprend qu’il y en a eu dans le même temps beaucoup dont il n’a même pas été fait mention officiellement. Finalement on comprend qu’elle ne peut qu’échouer dans sa tentative pourtant très légitime de tirer au clair ce qui apparaît de plus en plus comme des immolations suicidaires par le feu, car il n’y a pas, comme ce serait le cas dans une recherche policière d’un modèle plus habituel, un personnage quel qu’il soit qu’on pourrait incriminer et qui ferait plus ou moins du film la recherche d’un coupable, ou d’un responsable, à défaut d’un meurtrier commettant directement ses crimes. Ou plutôt : il y a bel et bien un homme, caché sous une capuche tout au long du film, et Fatma toute jeune quelle est a été une policière assez habile pour cerner ce personnage et l’identifier. Mais peut-on dire pour autant que l’énigme des immolations par le feu s’en trouve élucidée ? Nullement car les personnes qui s’immolent en sa présence ou à son contact de cet homme ne le font visiblement pas dans la contrainte, par l’effet d’une violence coercitive que cet homme exercerait sur eux ; toutes les images qu’on en a —et au bout d’un certain temps on en a plusieurs, indiquent que les victimes au corps calciné se sont livrées volontairement au feu, par l’effet du simple contact avec la main que leur a tendue l’homme cagoulé. Et celui-ci semble avoir pour ce qui le concerne une étonnante aptitude à supporter les effets habituellement mortifères du feu.
Ce constat auquel Fatma elle-même est amenée, malgré son désir de débusquer un coupable au sens ordinaire et policier du mot, fait comprendre à quel point on se trompait, en tant que spectateur du film, en se croyant engagé dans la tradition qu’on pourrait dire anglo-saxonne du « Whodunit »(contraction de la formule « who has done it », en français : qui l’a fait ?). Avec les éléments que donne le film il est impossible de s’en tenir à des explications purement réalistes, et il faut au contraire accepter l’idée d’une sorte de fantastique , si difficile qu’elle soit à accepter pour des esprits rationnels. Le phénomène de contagion auquel on assiste, lorsqu’on voit à la fin du film une procession d’hommes nus se précipitant vers le sacrifice (par le feu) évoque davantage une sorte de folie de type médiéval qui en tant que représentation iconographique s’apparenterait au Bal des ardents (dont l’origine purement accidentelle est pourtant très différente).
Il se trouve qu’actuellement le phénomène de contagion nous intéresse pour des raisons physiques et médicales, mais la contagion mentale est un phénomène beaucoup plus riche, à l’origine de grands mouvements collectifs dont la conversion religieuse fait partie lorsqu’elle devient un phénomène collectif. Le film de Youssef Chebbi n’assimile pas ce dont il parle dans son film à l’islamisme, parce que c’est ainsi que procèdent le pouvoir officiel et la police pour discréditer les mouvements populaires comme l’immolation par le feu. Or le film fait très bien comprendre que ceux-ci sont en fait une réaction désespérée contre l’occultation des crimes et méfaits commis à l’époque de Ben Ali (le gouvernement n’hésite pas à supprimer la Commission qui était chargée de tirer ceux-ci au clair)
Cependant rien de tout cela ne rend compte du fait pourtant essentiel que Ashkal est un film d’une sidérante beauté. Les tribulations d’une humanité souffrante y sont encadrées par la rigueur esthétique d’une architecture que les jeux de l’ombre et de la lumière rendent à la fois implacable et magnifique.
Denise Brahimi

Ce film sera projeté en avant-première le lundi 19 septembre au cinéma Le Zola de Villeurbanne, avec le partenariat de Coup de Soleil AuRA, qui animera le débat avec Tahar Ben Meftah, universitaire franco-tunisien et président du Maghreb des films en Rhône-Alpes.

Et toujours ces deux films sur la richesse de la vie associative algérienne que nous vous invitons à visionner.

Utiles
de Bahia Bencheikh-EL-Feggoun

Cliquez ici pour voir le film

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entre nos mains

de Leila Saadna

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Et sa bande-annonce, cliquez ici

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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  •  Jeudi 15 septembre, à l’Institut Français de Civilisation Musulmane de Lyon, vernissage de l’exposition autour de la Bande Dessinée de Joel Alessandra sur Ibn Battûta, en présence de l’auteur, et conférence du professeur Gabriel Martinez-Gros sur cet incroyable voyageur 
  • Dimanche 18 septembre au Cinéma Le Zola de Villeurbanne, à 18h30, avant-première du Film Les Harkis de Philippe Faucon, débat animé par Saïd Merabti, militant de la mémoire des harkis.
  • Lundi 19 septembre au cinéma le Zola de Villeurbanne avant-première du film Ashkal, et débat animé par Tahar Ben Meftah, universitaire, et président du Maghreb des Films en Rhône-Alpes
  • Jeudi 22 septembre à 18h, à la Médiathèque Pierre Mendes France de Villefranche sur Saône, rencontre avec Mohamed Dib et son œuvre, avec Habib Tengour, universitaire, et les lectures de textes de l’écrivain par Nadia Larbiouène, comédienne.
  • Samedi 1er octobre, au Centre Social Mandela de Clermont Ferrand, avec les association Anis Etoilé et et Multicore, diverses manifestations dont une conférence d’Omar Bessaoud, économiste agricole, sur l’histoire longue de l’agriculture en Algérie.

 

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